De la route à la rue: histoire politique d’un instrument de répression policière

Allant et venant entre piquets de grève de camionneurs, marches étudiantes et débats parlementaires où les élus s’échangent les rôles d’une même pièce, cet article raconte les origines et le cheminement de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, qui a servi à justifier nombre des arrestations massives du «printemps québécois».

Il fait beau sous le soleil de mai. À l’Assemblée nationale, les discussions portent sur l’intense mouvement de contestation et de revendications que vient de connaître le Québec, sur les accès bloqués et sur l’économie déstabilisée. Alors qu’un souffle chaud printanier se manifeste au-dehors, les parlementaires respirent un air dans lequel flottent encore la couverture médiatique démagogique de la crise, l’intransigeance du premier ministre, l’application difficile d’injonctions coercitives, les arrestations politiques et les contraventions abusives.

Ministres et députés sont bien concentrés à débattre des virgules et des termes exacts d’un projet de loi qui pourra les protéger des moyens de pression populaires. Une déclaration récente du premier ministre témoigne de leur état d’esprit : « Il faut que les gens comprennent que ça ne sert à rien de se dresser contre un gouvernement, contre une population1». Pour ces personnes au sommet de l’appareil étatique, il est hors de question que la rue dicte la conduite de l’État, même s’il faut que la Sûreté du Québec intervienne brutalement contre des regroupements citoyens ou que la Ligue des Droits et Libertés en vienne à condamner les méthodes excessives du gouvernement québécois2.

On se croirait presque en 2012
Pourtant, lorsque ce scénario défile, ce sont les camionneurs indépendants qui dévient de la ligne droite de l’ordre établi, les grandes entreprises de transport qui leur mettent des bâtons dans les roues à coup d’injonctions, le Parti québécois qui tente de freiner leur élan et Lucien Bouchard qui a les deux mains sur le volant du pouvoir. Les enseignants enseignent et les étudiants étudient, après avoir eux-mêmes défié les anciens ministres de l’Éducation Pauline Marois en 1996 (menace de dégel des frais de scolarité) et François Legault en 1999 (contrats de performance universitaires). Nous sommes au printemps 2000 et le gouvernement péquiste se prépare à adopter sans opposition le projet de loi 1303 modifiant le Code de la sécurité routière (CSR)4.

L’une des modifications en jeu, l’ajout de l’article 500.1, contient des dispositions et amendes semblables à la loi 12 (projet de loi 78) du printemps dernier5. En mettant en place cette nouvelle mesure législative, le ministre des Transports Guy Chevrette espère surtout qu’elle aura un effet dissuasif sur les camionneurs et, éventuellement, fournira au gouvernement un outil punitif pour réagir à de nouveaux blocages des voies de circulation majeures. Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard que l’article 500.1 sera utilisé abondamment pour justifier les arrestations par centaines de manifestants exprimant pacifiquement et publiquement leur mécontentement politique. Signe du destin, l’objet principal du projet de loi est de permettre et d’encadrer le virage à droite au Québec.

L’article 500.1 du Code de la sécurité routière
« Nul ne peut, au cours d’une action concertée destinée à entraver de quelque manière la circulation des véhicules routiers sur un chemin public, en occuper la chaussée, l’accotement, une autre partie de l’emprise ou les abords ou y placer un véhicule ou un obstacle, de manière à entraver la circulation des véhicules routiers sur ce chemin ou l’accès à un tel chemin6. »

La première application de cet article date du 15 mars 2011, onze ans après son adoption. Ce sont alors 239 participants et participantes à la 15e manifestation annuelle contre la brutalité policière qui sont arrêtés en masse et accusés d’infraction au CSR. Le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), qui a organisé l’évènement, entame alors des démarches pour contester les contraventions de 488 $ et initier une requête en inconstitutionnalité contre l’article lui-même, un processus toujours en cours à ce jour7.

Dénonçant déjà l’usage de l’article 63 du Code criminel sur les attroupements illégaux pour mettre fin à des rassemblements politiques8, le collectif exprime des craintes face à cette nouvelle façon de faire dès octobre 2011 : « Nous sommes convaincus que la police a eu recours à cette disposition pour envoyer un message de dissuasion aux manifestants […] Les syndicats, les associations étudiantes et d’autres groupes de pression devraient tous se sentir concernés ». Sans savoir à quel point leur prédiction sera bientôt confirmée, le COBP lance un message d’avertissement : « Le 15 mars dernier, [les autorités policières] l’ont utilisé contre nous. La prochaine fois, cela pourrait très bien être à l’égard d’un autre groupe exprimant un message qui déplait aux autorités9».

Des arrestations en masse
En effet, en mars 2012, alors que la participation à la grève étudiante contre la hausse des frais de scolarité atteint un sommet historique, les divers corps policiers du Québec semblent découvrir les uns après les autres ce paragraphe déjà poussiéreux de l’arsenal législatif. Le 20 mars, 80 contraventions de 494 $ sont remises aux étudiants et étudiantes ayant bloqué le pont Champlain10. Sept jours plus tard, à Sherbrooke, le blocage de l’autoroute 410 entraîne l’émission de 60 nouvelles contraventions11. Le lendemain, c’est à Québec que 14 manifestants sont interpelés pour avoir enfreint le CSR. La porte-parole de la police de Québec, Christine Lebrasseur, confirme alors aux journalistes du Soleil « qu’il y a dorénavant un mot d’ordre donné aux policiers d’appréhender et de remettre une contravention à tout étudiant qui perturberait la circulation12». À Gatineau, le 18 avril, une manifestation est interrompue par l’encerclement et l’arrestation de masse de 160 personnes, toujours sur la même base13. Une journée plus tard, la police de Québec met fin à une paisible manifestation devant le cégep Limoilou en arrêtant 49 marcheurs14. La tolérance de ce même corps policier semble frôler le zéro, car 80 personnes sont arrêtées le 27 avril presque aussitôt après avoir mis le pied sur la chaussée, lors d’une manifestation féministe qui venait à peine de commencer15.

Au cours des mois suivants, les autorités auront régulièrement recours à l’article 500.1 pour essayer de contrôler la crise sociale, sans que les forces de l’ordre ne démontrent pour autant une quelconque constance logique dans son application. Alors que le texte légal proscrit les actions concertées sur un chemin public visant à entraver la circulation, il a été utilisé à l’occasion pour interpeler une seule personne16, 37 marcheurs terminant leur manifestation sur le trottoir17, une Banane Rebelle ayant pris l’initiative de s’étendre en travers de la rue18 et même un groupe démontrant son appui aux représentants étudiants sur le terrain de la Banque Nationale à Québec, à la sortie de la journée de négociations du 28 mai19. Lorsqu’Amir Khadir s’est joint à une manifestation nocturne à Québec et a terminé la soirée menotté en compagnie de 62 autres citoyens, on l’accusait de la même infraction20.

Le COBP a compilé une partie des contraventions21 et fait un suivi du nombre d’arrestations22, un travail aussi effectué par Michaël Lessard23 qui souligne à la fois la nouveauté et le caractère prévisible de ce durcissement : « Dans mes 12 années d’expérience de nombreuses manifestations à Québec, c’est la première année que je vois des arrestations massives […] Il faut donc voir l’évidence : c’est une question de climat politique […] la police fait, plus ou moins consciemment, des calculs politiques et se laisse influencer par les mots d’ordre du gouvernement24». L’attitude gouvernementale a certainement une influence sur la police, mais pas toujours de façon directe. Plusieurs des arrestations rapportées plus haut ont eu lieu avant l’arrivée du projet de loi 78, dans un climat politique d’intolérance grandissante vis-à-vis de la mobilisation sociale.

Incohérence du pouvoir discrétionnaire
Pourtant, en parallèle, des centaines de manifestations se sont déroulées dans des conditions semblables, sans qu’elles ne se concluent par une souricière ni par des arrestations. Ces dernières années, les routes québécoises ont connu de nombreux blocages, incluant par des autochtones, agriculteurs et maires frustrés. Ironiquement, à Québec, à chaque fois que les policiers sont intervenus pour distribuer des constats d’infraction en bloquant la rue avec des auto-patrouilles et en mettant en place des cordons de sécurité, c’est bien davantage leur propre action concertée qui a entravé la circulation que le passage d’une manifestation de quelques dizaines ou centaines de personnes.

L’application de la loi n’en est toutefois pas à une incohérence près : le 21 mai dernier, le Service de police de Sherbrooke (SPS) avait été le premier corps policier à se servir de la loi spéciale pour justifier une intervention. Trois jours plus tard, le SPS a reculé, décidant plutôt que les prévenus avaient contrevenu au CSR : « Les constats des 36 arrestations faites lundi en relation avec la loi 78 seront plutôt émis aux contrevenants en fonction de l’article 500.125». Le Service de police de la ville de Québec (SPVQ), qui avait appréhendé la veille 176 manifestants en vertu de la loi spéciale26, s’est aussi rétracté le 24 mai, décidant a posteriori que les personnes interpelées avaient plutôt défié le CSR en marchant dans la rue sans autorisation27.

Michel Desgagné, chef du SPVQ, tente alors d’expliquer cette distanciation face à la loi spéciale en déclarant au Soleil que la police « n’applique jamais les lois à la lettre. On y va avec notre tolérance, avec notre pouvoir discrétionnaire28 ». Le même jour, le ministre de la Sécurité publique Robert Dutil défend les milliers d’arrestations d’opposants au Parti libéral avec une position légèrement différente : « nous faisons des lois, et les policiers les appliquent en fonction des infractions qui sont commises. […] Ce n’est pas arbitrairement, ce sont des lois […], elles sont appliquées par des forces policières, sans intervention politique. Je le répète, il n’y a pas de police politique au Québec29». Pourtant, dans un contexte de crise sociale aussi tendu, la frontière semble bien mince entre le discrétionnaire et l’arbitraire.

Retour aux sources : les blocages de camionneurs
Sous la surveillance continue des caméras étatiques, médiatiques et téléphoniques, l’application libérale de l’article 500.1 par des policiers casqués, blindés et armés jusqu’aux dents a les airs d’une mauvaise télésérie futuriste. Son adoption à l’aube du millénaire par les élus du Parti Québécois est tout aussi douteuse. Pour comprendre cette histoire, il faut s’asseoir quelques instants dans la cabine d’un camion lourd, au côté d’un trucker habituellement aussi indifférent au montant des frais de scolarité universitaires que peut l’être un étudiant du centre-ville de Montréal face à une hausse de quelques sous du prix de l’essence.

Le gouvernement fédéral initie en 1987 la dérèglementation générale de l’industrie du transport, en vue de l’entrée en vigueur (1989) de l’Accord de libre-échange Canada/États-Unis. Cette libéralisation vient redéfinir les rapports entre employeurs et employés, transformant de nombreux camionneurs salariés en camionneurs-propriétaires indépendants, ainsi bannis du domaine des relations de travail protégées. Pour remédier à des conditions de travail de plus en plus difficiles, plusieurs associations sont fondées au fil des ans, dont le Syndicat des routiers autonomes du Québec (SRAQ) en 1997 ainsi que des regroupements associés à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 199830.

Diverses revendications sont soulevées pendant cette période, visant notamment un nouvel encadrement du transport routier et l’établissement d’un contrat-type entre camionneurs et compagnies de transport. En 1999, les membres du SRAQ sont fatigués de l’apathie gouvernementale, du nombre extrême d’heures de travail qu’ils doivent effectuer pour survivre et de la hausse rapide du prix du carburant. Le 3 octobre, ils lancent en Abitibi un mouvement de protestation majeur, en immobilisant leurs camions aux abords des routes. Le 6 octobre, le blocus s’est étendu au Lac-Saint-Jean, au Saguenay, à la Mauricie et à l’Outaouais, ralentissant l’approvisionnement de ces régions. On dénombre alors vingt-sept sites de blocages composés de 1800 poids lourds31.

Dénonciation, injonctions et arrestations
Jusqu’ici quasi ignorés dans l’espace public, les camionneurs doivent maintenant faire face au spectre dénonciateur des médias, qui font craindre une pénurie d’essence, aliments et médicaments. Le premier ministre Lucien Bouchard, intransigeant et alarmiste, demande la levée du blocus et déclare au nom du gouvernement péquiste : « On ne va pas discuter avec quelqu’un qui est en train d’affamer la population32». Certes, l’économie est ralentie et les problèmes d’approvisionnement sont réels, mais les syndicats ont indiqué clairement que, tout en participant à la mobilisation, ils soutiennent des réseaux de transports parallèles pour les produits essentiels. La plupart des communautés les plus touchées, conscientes des enjeux soulevés, sont sympathiques aux demandes des chauffeurs33.

Ces appuis sont cependant fragiles face à la réplique rapide du patronat et de l’État. Le 8 octobre, les grandes entreprises de camionnage et le procureur général du Québec obtiennent des injonctions ordonnant la fin des moyens de pression, juste avant que l’arrivage de marchandises sur l’île de Montréal ne soit touché34. Le président de la CSN qualifie l’injonction gouvernementale de « coup de matraque digne de l’ère Duplessis35». Dans les jours suivants, les camionneurs se réunissent en assemblée et refusent majoritairement de se plier aux ordonnances. Huit routiers et représentants syndicaux sont arrêtés et plusieurs véhicules sont saisis en vertu des pouvoirs extraordinaires accordés par la Cour. Un automobiliste reçoit même une contravention pour avoir klaxonné en appui aux protestataires36, anecdote absurde qui se reproduira en 201237.

Délogés de leurs sites par la police, démoralisés par les centrales syndicales qui recommandent le respect des injonctions, les camionneurs sont entraînés vers un Forum sur le camionnage, qui changera au final bien peu de choses38. Quelques mois plus tard, le 11 mai 2000, le projet de loi 130 est présenté par Guy Chevrette, ministre des Transports pour le Parti québécois39. Celui-ci vient entre autres modifier l’article 500 du CSR, qui interdit déjà d’entraver la circulation sans autorisation, en y ajoutant l’article 500.1, qui punit directement et plus sévèrement les actions concertées ayant l’entrave aux véhicules routiers à la fois comme finalité et comme moyen d’action.

Le projet de loi 130 : la réplique légale à un problème social
Lors de l’étude du projet de loi 1er juin, Guy Chevrette annonce clairement ses intentions : « on ne peut plus, à l’aube du troisième millénaire, passer notre temps à assister à des barrages de route et priver des populations […] d’alimentation40». Dans un éclair de lucidité qui peut paraître surprenant aujourd’hui, le député libéral Yvan Bordeleau émet certaines réserves, bien qu’il annonce son intention de soutenir le projet : « quand les gens sont rendus à réagir comme ils réagissent, c’est qu’il y a d’autres problèmes aussi. Et on ne peut pas dire, là : Ça n’existera plus et on va mettre des lois plus sévères, ça n’enlèvera pas les problèmes qui peuvent exister, et l’exaspération, ce qui a été la cause, au fond, de ces éclatements-là, ça continue à exister. Et je pense que c’est de la responsabilité du gouvernement de regarder de ce côté-là et de trouver des solutions pour répondre aux vraies causes qui ont occasionné ces débordements41».

Questionné sur l’étendue de la loi, qui inclut les abords de la route, le ministre Chevrette précise alors ses visées : « Ça pourrait être sur terrain privé […] Rappelez-vous l’esprit de la loi, ça vise l’action concertée pour empêcher que ça passe. Puis ça a pris une injonction parce qu’on n’avait pas d’assise juridique. Là, on se permet dans la loi de couvrir tout mouvement concerté, en tout lieu42». Sous les apparences d’une préoccupation pour les droits civiques, le nouvel article 500.1 inclut une disposition d’exception, mentionnant qu’il « ne s’applique pas lors de défilés ou d’autres manifestations préalablement autorisées par la personne responsable de l’entretien du chemin public à la condition que le chemin utilisé soit fermé à la circulation ou sous le contrôle d’un corps de police ».

Par inversion, on peut déduire qu’il s’applique dans tous les cas où ces conditions ne sont pas réunies. Le ministre des Transports, se voulant rassurant, confirme cette interprétation: « Supposons qu’il s’organise une manif ? C’est possible qu’il y en ait des manifs ? Ils vont chercher le permis de la police […] ou de la municipalité et là, légalement, ils peuvent circuler dans une action concertée. Mais, autrement, ils seraient illégaux. […] En fait, c’est pour bien dire qu’on n’est pas contre les mouvements concertés qui suivent les règles43».

Un outil répressif laissé en héritage par le Parti québécois
Suivant cette logique, si les arrestations réalisées en vertu de l’article 500.1 ne sont pas invalidées par une cour de justice, le Parti québécois aura inscrit dans la loi, dès juin 2000, que toute manifestation doit détenir une autorisation préalable pour pouvoir être tenue légalement, en tout lieu et en tout temps, sans égard au comportement de ses participants ni au trajet emprunté. Considérant l’attente de onze ans avant que cet article ne soit appliqué ainsi que les contradictions apparentes entre ses restrictions et les droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne, sa constitutionnalité semble fragile. Il s’agit d’une question sur laquelle se penchent entre autres l’Association canadienne des libertés civiles44 et la ligue des Droits et libertés45.

Une chose est claire : au printemps 2000, alors que les parlementaires montrent certaines hésitations quant à la portée de la loi, le député péquiste André Pelletier lance un argument qui, présageant des exagérations futures du gouvernement libéral, vient à l’époque clore le débat. « Il a fallu vider complètement l’Abitibi de lait et de pain pour démontrer à un juge qu’il y avait un risque à la santé du public. [...] Et les enfants, là… Ça m’est arrivé chez nous. Tu t’en vas pour avoir du lait 2 %, 3,25 %, et puis il n’y en a plus puis tu ne sais pas quand est-ce que tu vas en avoir. Le petit bébé, lui, tu sais, quand il crie, quand bien même tu lui expliquerais qu’il y en a qui bloquent la route pour des bonnes raisons, ça ne marche pas46».

Le projet de loi 130 autorisant le virage à droite sur feu rouge, qui inclut ces « nouvelles mesures en matière d’entrave à la circulation », est donc adopté sans opposition le 16 juin 2000. Les contraventions associées ne sont pas anodines : « Quiconque contrevient au premier alinéa de l’article 500.1 commet une infraction et est passible d’une amende de 350 $ à 1 050 $ et, en cas de récidive, de 3 500 $ à 10 500 $. Toutefois, s’il est démontré que la personne déclarée coupable a participé à la planification, à l’organisation ou à la direction de l’action concertée visée à cet article, l’amende est alors de 3 000 $ à 9 000 $ et, en cas de récidive, de 9 000 $ à 27 000 $47».

Amendes salées et lois spéciales
Plus récemment, dans la nuit du 17 mai 2012, la députée de Joliette et avocate de formation, Véronique Hivon, s’indignait de mesures semblables intégrées dans le projet de loi 78: « on est dans l’arbitraire. Et puis c’est d’autant plus grave qu’on a des amendes totalement exorbitantes. Donc, non seulement le citoyen ne pourra pas savoir s’il a le droit de manifester ou non, mais, en plus, il risque de recevoir une amende de 1 000 $, 3 000 $, 7 000 $, 25 000 $ [...] C’est d’une tristesse inouïe48». La comparaison historique n’enlève rien à la critique, mais renforce la désagréable impression de faire face aux mêmes excès d’autorité, peu importe le parti au pouvoir.

L’imposition d’amendes importantes aux participants et organisateurs de manifestations non tolérées n’est donc pas un concept nouveau. L’arrivée de l’article 500.1, qui permet même la saisie de camions comme mesure punitive, ne dissuade pourtant pas les camionneurs du Port de Montréal de lancer un nouveau mouvement quelques mois plus tard. À la fin de l’automne 2000, 1200 camionneurs dressent illégalement des piquets de grève et réclament de meilleures conditions de travail, dans un contexte de tensions intersyndicales. Après plusieurs jours de flou juridique pendant lesquels les divers paliers de gouvernement se relancent la responsabilité de l’affaire, le gouvernement provincial se décide à intervenir en faisant adopter en moins de 24 heures une loi spéciale qualifiée sans surprise de « loi-matraque49».

Le député libéral Bernard Brodeur décrit alors, l’air amusé, comment il a pris conscience de l’ampleur du problème : « J’étais en train de travailler ce dossier-là du port de Montréal. Et, moi, en fin de semaine, j’ai une activité-bénéfice, une dégustation de vins et fromages, et figurez-vous, M. le Président, que, lundi soir, à 17 heures, on m’appelle chez moi d’Agropur et on dit: M. Brodeur, on a un problème. Vos fromages sont dans un conteneur dans le port de Montréal, puis on ne peut pas aller les chercher. Ça fait que c’est comme ça que j’ai appris qu’il y avait énormément de produits périssables qui sont encore pris dans le port de Montréal50».

Débattu et sanctionné sans opposition le 2 novembre au soir, le projet de loi 157 « ordonnant la reprise de certains services de transport routier de marchandises » stipule entre autres que tout conducteur doit « cesser de participer à toute action concertée en cours qui a pour effet d’empêcher, d’entraver ou de diminuer de quelque manière la circulation sur un chemin public51». Cette loi spéciale, codifiée plus tard (2000 c.38) contient des dispositions très semblables à l’article 500.1, entraînant cependant des amendes pouvant aller, par jour de contravention, jusqu’à 35 000 $ pour un individu et 125 000 $ pour une personne morale. Le texte de loi introduit aussi, comme le fera en 2012 le projet de loi 78, la notion de culpabilité par association, consentement, conseil, autorisation ou omission.

Jeux de rôles à l’Assemblée nationale : plus ça change, plus c’est pareil
Par ailleurs, sans aller jusqu’à effacer le mot « grève » de son vocabulaire ou parler de « boycott », Lucien Bouchard défend le recours à une loi d’urgence en alléguant que « ce n’est pas un conflit de relations de travail ou une grève dans le vrai sens du mot52». Jean Charest, alors chef de l’opposition officielle et fidèle à lui-même, presse le premier ministre Bouchard d’assurer que la loi spéciale sera appliquée avec « force et détermination ». En réponse, celui-ci déclare que « ces mesures d’intimidation [...] sont totalement odieuses et intolérables, et les pouvoirs publics prennent les moyens pour qu’il y soit mis fin et, en particulier, que cette loi spéciale, une fois adoptée, puisse être appliquée avec rigueur53».

Au cours des débats, le député libéral Thomas Mulcair critique vertement le parti au pouvoir de ne pas avoir utilisé plutôt les lois existantes comme le CSR : « On n’avait pas besoin d’une nouvelle loi interdisant aux gens de faire des menaces, on n’avait pas besoin d’une nouvelle loi disant que c’était illégal de bloquer les routes au Québec. […] On les avait54». De son côté, Guy Chevrette justifie le recours à une loi si semblable à l’article 500.1 en se portant à la défense des travailleurs intimidés, comme les libéraux construiront plus tard le projet de loi 78 autour de la protection des étudiants intimidés. « Le problème […] ce n’est pas qu’on bloque nécessairement les routes, c’est que les gens sont intimidés puis ils ne peuvent pas venir au travail55». En imposant de plus grosses amendes aux syndicats qui ne prendront pas les moyens appropriés pour faire entrer les camionneurs au travail, le gouvernement compte sur la coercition interne et l’abandon de la lutte par crainte des conséquences.

Le 2 novembre 2000, quelques heures avant la sanction de la loi spéciale, la députée de l’opposition Line Beauchamp exprimait son inquiétude face aux conséquences de la mondialisation et des règles que veulent imposer au Québec les grands accords internationaux. Ironie du destin, elle souligne alors aux élus que ce phénomène fait « sortir des jeunes du Québec, des gens ordinaires dans la rue ». Son intervention, à propos de réformes agricoles, détonne avec le rôle joué plus tard en tant que ministre de l’Éducation : « Je crois que c’est quelque chose d’assez inédit dans l’histoire de cette Assemblée nationale du Québec. Je me retrouve devant un gouvernement qui, devant des réformes majeures, passe le rouleau compresseur et le fait sans même daigner, en tout respect, entendre les gens en commission parlementaire56».

Les lois adoptées restent en place
Deux ans plus tard, une recherche sur les lois spéciales de retour au travail mentionne que « l’adoption de cette loi marque une étape importante dans l’évolution de notre législation […] c’est la première fois où l’État s’appuie, du moins de manière aussi explicite, sur les pertes économiques encourues et la paralysie partielle de la vie économique57». La loi spéciale de 2000 a été défiée pendant 17 jours par les travailleurs, mais le spectre de son application a finalement eu raison du mouvement et le transport des marchandises a repris progressivement. Elle est toujours en vigueur à ce jour, à l’avantage des patrons de l’industrie. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand regroupement d’entreprises de transport routier, l’Association du camionnage du Québec, ait diffusé un communiqué au printemps dernier spécialement pour montrer son appui à la loi d’urgence contre le mouvement étudiant58».

Avec tous ces échanges de rôles entre les détenteurs successifs du pouvoir, une constante demeure, celle des lois adoptées qui restent en place. Un rapport publié en 2006 sur l’histoire du transport routier conclut précisément que les modifications au CSR « sont venues couper l’herbe sous le pied des camionneurs indépendants en rendant possible la saisie des véhicules des manifestants ». Ces mesures « conduisent à la disciplinarisation forcée de la main-d’œuvre de cette industrie qui risque de rendre très difficile la mobilisation des camionneurs59». En effet, malgré la hausse continue du prix de l’essence et les problèmes persistants dans l’industrie, les camionneurs n’ont pas repris depuis la route de la révolte empruntée en 1999 et en 2000.

Aujourd’hui, bien qu’il soit courant d’entendre que la loi 12 n’a pas encore été appliquée, sa portée est bien réelle. D’une part, elle a effectivement suspendu les sessions des grévistes et réussi à détourner l’attention d’une crise sociale populaire et multiforme vers une campagne électorale contrôlée, entre élites se partageant déjà le pouvoir. D’autre part, malgré la défiance joyeuse des porteurs de casseroles, la crainte constante de voir les amendes tomber comme la pluie crée un climat d’angoisse, d’autocensure et de retour résigné au droit chemin. Considérant l’application tardive mais massive de l’article 500.1, il est inquiétant de penser à l’usage futur qui sera fait des nouveaux règlements municipaux anti-manifestation nés du conflit étudiant. Personne ne peut prédire quel corps de métier ou groupe social fera les frais de la prochaine dérive autoritaire au Québec, ni quel parti sera au pouvoir pour la justifier.

L’ordre maintenu est un ordre choisi
Dans le feu de l’action, la vision assombrie par l’obscurantisme lacrymogène des médias dominants, il est facile d’oublier que, si le rôle de maintenir l’ordre établi échoit aux policiers, celui d’établir l’ordre qui sera maintenu est la prérogative des dirigeants en place. Ceux-ci sont souvent liés à des acteurs économiques ayant tout avantage à ce que travailleurs et étudiants contestataires soient contraints à courber l’échine, idéalement par crainte de la répression plutôt que par l’usage de la répression elle-même.

Le problème avec l’application discrétionnaire de la loi, c’est que chacun se doute bien qu’elle n’est pas arbitraire. Il existe une marge de manœuvre qui, en temps normal, fait espérer une certaine tolérance face à des comportements illicites. C’est cette même marge qui amène, en temps de crise politique, à redouter et subir les dérives de l’intolérance autoritaire.

Notes de l’auteur
- Pour en savoir plus sur l’ancrage juridique de l’article 500.1 et la jurisprudence qui y est associée, je suggère la lecture de cette recension effectuée par Maxime Fournier, étudiant en droit formé en techniques policières : Arrestations massives : l’article 500.1 C.S.R.

- Si des détails ou précisions viennent s’ajouter au texte après sa publication initiale, ils seront recensés ici. Pour en suggérer, vous pouvez communiquer avec moi à l’adresse info@moisemarcouxchabot.com

- 11 février 2013: Le procès des arrêtés du 15 mars 2011 a débuté à Montréal. La constitutionnalité de l’article 500.1 fait partie des enjeux soulevés. On peut suivre les nouvelles du procès en s’abonnant à la page Facebook Suivez le procès: Constitutionnalité de l’art 500.1.

- 23 septembre 2013: Une accusation en vertu de l’article 500.1 a été contestée avec succès par une personne ayant reçu une contravention à Montréal, les procureurs étant incapables de démontrer au juge que la manifestation concernée avait comme objectif le blocage de la rue.

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