La version de Lucy

C'était le jour du défilé de la Fierté gaie qui empruntait le boulevard René-Lévesque. La police avait fermé les rues nord-sud du centre-ville, jusqu'à la hauteur de l'avenue du Président-Kennedy. Lucy revenait de faire ses courses au Costco. Elle habite à l'angle De Bleury et Maisonneuve, l'immeuble qui domine la station de métro Place-des-Arts. Quand elle a voulu tourner à droite sur De Bleury pour rentrer chez elle, une barrière gardée par des policiers l'en empêchait.

Juste avant elle, deux autres autos avaient pourtant réussi à franchir le barrage, Lucy avait vu les chauffeurs s'expliquer et les policiers leur ouvrir la barrière. Son tour venu, elle a dit à la policière qu'elle habitait l'immeuble qui était juste là, voyez? Celui-ci.

Circulez, a dit la jeune policière.

Lucy a insisté en montrant du doigt l'entrée de son garage: y a même pas 30 mètres...

Circulez!

Mais pourquoi les deux voitures devant moi ont-elles pu passer?

Circulez!

Je peux avoir votre nom?

Mon nom? Tu veux mon nom? Tiens, le v'là, mon nom. La jeune policière a détaché le badge fixé à son uniforme par un velcro et l'a jeté dans l'auto de Lucy.

Non, ce n'était pas le matricule 728. C'était sa cousine. Je plaisante.

Puis, la jeune policière du SPVM a ouvert la portière, a arraché la clé de contact et l'a jetée dans la rue. Puis elle a immobilisé Lucy en lui mettant un genou sur la poitrine. Un autre policier est entré par l'autre portière et ils lui ont passé les menottes.

Bref, pas de niaisage. C'était peut-être jour de fierté gaie, mais comme nous le rappelle ce genre d'incident, c'est tous les jours le jour de la fierté policière. En passant, Lucy est au début de la cinquantaine, une petite madame, environ 120 livres, d'origine chinoise mais pas du tout professeure de kung-fu, elle est comptable.

Menottée quasiment devant chez elle - youhou, les voisins, c'est moi, votre comptable! - elle a été menée à une voiture de police.

Les barrières ont été levées une demi-heure plus tard, on a démenotté Lucy, on lui a remis sa clé de contact et une contravention de 148$ «pour ne pas avoir obtempéré aux ordres de la police».

Lucy leur a dit qu'elle déposerait une plainte.

C'est mieux que tu te taises, l'a menacée la policière, on est quatre, t'es toute seule.

Aussitôt rentrée, Lucy a fait prendre des photos d'une marque dans son cou, résultat d'une tentative d'étranglement avec son propre t-shirt, également une photo d'un gros bleu sur son bras gauche. Deux jours plus tard, elle s'apercevra que le pouce de sa main gauche est foulé, elle devra poser des attelles.

Elle a déposé sa plainte au bureau du Commissaire à la déontologie policière. Le commissaire lui a déjà répondu pour lui demander des précisions, notamment sur les propos des policiers et pour vérifier s'ils lui avaient bien expliqué ses droits au moment de son arrestation.

Dans le bas du formulaire de plainte, il est demandé au plaignant s'il accepte de se soumettre au processus de conciliation. Si oui, cochez la petite case. Lucy a coché. Elle confond, je crois, conciliation et excuses. En conciliation, la policière dira que ce n'est pas du tout comme ça que ça s'est passé et elle aura trois témoins.

Vous, madame Lucy, en aurez-vous, des témoins? Non? C'est embêtant.

Lucy me trouve bien cynique. Effectivement, madame, je ne crois pas beaucoup au processus lui-même, il se butera toujours «à l'esprit de corps» des policiers.

Alors pourquoi cette chronique si je suis si persuadé de son inutilité? Peut-être pas si inutile. J'espère qu'elle sera lue et discutée dans les écoles de police et dans les cégeps qui offrent le programme de techniques policières.

***

LA LISTE - Samedi je vous demandais de m'envoyer la liste des 10 livres qui vous ont le plus transporté. Je me préparais à en recevoir 300 gros max. Quand j'ai vérifié pour la dernière fois, hier midi, j'en avais reçu 1502. À 10 titres par liste (souvent plus), cela fait plus de 15 000 titres. Pour arriver à une liste type, je devrais normalement les recopier un par un sur des feuilles volantes classées par ordre alphabétique.

Exemple. J'ouvre la liste d'Alexandrine Agostini, je la lis, la recopie, Échine de Djian, Petite fille rouge avec un couteau de Myrielle Marc, etc., L'obéissance de Suzanne Jacob, ah tiens, celui-là je l'ai déjà sur ma feuille volante, juste faire une croix. Stop, j'ai terminé la liste d'Alexandrine; 10 minutes chrono. Donc 1500 listes, 15 000 minutes, 250 heures. À 10 heures par jour en ne faisant que cela: un mois.

On me propose de traiter les listes avec un logiciel utilisé en science statistique; il faudra pour cela copier-coller chacune, ce sera long aussi, n'attendez pas la liste type avant Noël, disons...

D'ici là, je vais au moins toutes les lire et vous revenir ponctuellement avec des petites annotations du genre de celles-ci:

Le tout premier titre de la toute première liste, du tout premier courriel ouvert samedi: Le nom de la rose d'Umberto Eco. Le premier titre relevé deux fois: Le meurtre de Roger Ackroyd, Agatha Christie. Le premier trois fois? L'iliade, Homère.

La deuxième liste, le deuxième courriel ouvert samedi, un choc! Au menu: Derrida, Blanchot, Pynchon, Butor, Aquin, Beckett, hola, hola, un petit David Foster Wallace avec ça, jeune homme?

Mon premier étonnement: pas un seul Réjean Ducharme. Ma première redécouverte «émue»: Sudie de Sara Flanigan. J'avais oublié Sudie. Je vous en ai parlé quelques fois au cours des 30 dernières années. Je vous ai toujours présenté Sudie comme LE livre qui ferait de vos ados des lecteurs pour la vie. Sauf que, d'ados, je n'en ai pas converti un seul moi-même, pas un crisse. Bien des adultes m'ont remercié, par exemple.

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