Peut-on se permettre la police? Essai de statistique.

Qui s’est permis de prendre part aux manifestations des derniers mois n’aura pas manqué d'étonnement devant l’ampleur des moyens policiers mis en place pour imposer le silence. Depuis la grève de 2012, il semble bien que la police soit déterminée à ne plus jamais se faire prendre par surprise, quitte à perdre toute mesure dans son évaluation des effectifs nécessaires pour « maintenir l’ordre ». La Broken Window Theory, sur laquelle se fonde la doctrine de la tolérance zéro – avec l’exemple de la vitrine brisée qui incite à en briser d’autres – se voit appliquée à la moindre contestation. L’incident le plus banal, le rassemblement le plus infime ne peut être admis sans que la police lui signifie, en lui imposant un dispositif nettement supérieur, qu’elle reste en contrôle. C’est dire que l’enjeu est d’abord de visibilité: la prise de courage d’une manif ayant perdu de vue ses « superviseurs » est le mal qu’il s’agit de couper à la racine. Pour se prémunir d’un échec toujours plus facile à obtenir, il faudra donc systématiquement noyer la moindre manif dans une marée policière. À preuve, le rassemblement du 15 mars 2015 contre la brutalité policière, qui a mobilisé 550 flics contre une centaine de manifestant.es, pris en nacelle sous une loi municipale systématiquement déboutée devant les tribunaux. Or ce « suprématisme » du SPVM, s’il n’est plus pour nous étonner, mérite tout de même d’être questionné à nouveaux frais, non plus pour ce qu’il produit – on peut se lasser de s’indigner de son impuissance – mais par ce qui le rend possible. Le questionner dans ses moyens, donc, qui sont d’abord financiers. Là alors, la démesure atteint de tous autres sommets, de ceux dont même les « payeurs de taxes » devraient à leur tour se préoccuper.

Les nouveaux riches de l’austérité?

Ce qui frappe d’abord dans l’augmentation exponentielle des budgets policiers est qu’elle n’accroît pas simplement la masse des effectifs, mais profite considérablement aux flics en tant que personnes. Il a été récemment attesté que le SPVM comprend désormais 1127 flics (sur un total de 4464) ayant retiré plus de 100 000$ en salaires et bonus, contre seulement 86 en 2006. Depuis la grève de 2012, les manifs apparaissent comme une opportunité sans pareil pour tirer des bénéfices en heures supplémentaires grassement bonifiées par le danger de blessures au « travail ». En 2014 encore, sans mouvement social d’ampleur, le SPVM a reçu 98 millions en heures supplémentaires, 42% de plus ce que prévoyait le budget initial. C’est à croire que le suprématisme policier émane moins d’une nécessité stratégique que d’une entente tacite de la Fraternité – sans conteste le syndicat le plus combatif au Québec – pour enrichir ses membres. N’étant pas comptés dans le budget initialement déposé à la municipalité, les mouvements sociaux sont l’occasion d’obtenir des subventions supplémentaires du ministère de la Sécurité publique (14,4 millions pour 2012), afin d’obtenir le petit voyage dans le sud, la piscine hors-terre, le Dodge RAM, le cinéma maison ou le chalet qui fait la différence entre la classe moyenne et la haute. C’est là où les petites hausses comptent, comme celle de la prime à la métropole (passé de 1,5% en 2010 à 4%). Il y a malgré tout encore du chemin à faire pour rejoindre Toronto, où plus de la moitié des flics fait dans les six chiffres. À défaut des manifs, c’est par la location de leurs services au privé que les flics torontois se font la piasse. Une avenue que leurs collègues montréalais commencent tout juste à explorer, question de s'autofinancer un peu et d'éponger les déficits de Papa Coderre.

Il y a de quoi démentir le citoyen qui – d’Occupy à Podemos – intègre le corps policier dans son mythique 99%, alors que seulement 4,8% de la population du Québec empoche au-delà de 100 000$. Certainement, moins encore n’ont même pas eu à finir un baccalauréat pour y arriver, sans parler du port d’armes et du license to kill qui vient avec – ça, c’est l’apanage d’un tout autre 1%. De même pour le soutien à leur « lutte » pour leurs retraites: car elles sont dorées pas à peu près. En moyenne, les flics prennent leur retraite à seulement 53 ans, et de là pourront empocher 59 000$ chaque année jusqu’à leur mort – malgré tout, ce n’est pas éternel, un flic. En estimant leur durée de vie, ils peuvent plutôt opter pour un cashdown unique de 1 000 000$, suffisant pour permettre l'achat d'un yacht plutôt costaud. Un slogan du Printemps 2015 scandait : « pas de retraites pour la police : un vieux flic ça court moins vite ». Pour les contribuables qui fournissent 70% de ces fonds, il y a de quoi sonner l’alarme. Il s’avère que l’austérité ne fait pas qu’épargner les forces constabulaires (dont la masse salariale augmente à raison de 2% par année, contre une baisse de 5% pour les autres employés municipaux), mais leur fournit même un coquet complément de salaire : en 2014 seulement, avant le Printemps 2015, le SPVM s’est mis 600 000$ dans la poches pour avoir couvert les manifs anti-austérité de leurs collègues syndiqués.

Il faudrait toute une étude psycho-sociologique pour évaluer les effets de cette ascension sociale sur le comportement policier. On y verrait sans doute une corrélation entre l’embourgeoisement et la lâcheté – connivence vieille comme le monde, ferment du suprématisme. On n’acquiert que des choses à perdre, comme l’argent exige de défrayer davantage pour le garder. Bientôt les canons à son ou à micro-ondes, les drones seront là pour que la tolérance zéro se fasse à zéro risques. D'autre part, nous pourrions y déchiffrer la solide solidarité liant la police aux classes dominantes : qui de mieux, pour protéger les riches, que d'autres riches? Et qui plus est des riches parvenus, alliant l’acharnement glacial des possédants avec la bête docilité des majorités silencieuses.

Les moyens de réprimer

À bien y penser, la cause des difficultés récemment éprouvées dans la prise des rues montréalaises par le parti gréviste pourrait être purement technique. Une pure question de moyens : d’entraînement, d’armes, de financement… Parce qu’en face des pauvres bénévoles que nous sommes, le SPVM dispose de rien de moins que 691,6 millions de dollars. Notons qu’il s’agit de la prévision budgétaire pour 2014, certainement appelée à être bonifiée par la suite selon la vigueur des camarades – mais il s’agit tout de même d’un petit 6 millions de plus qu’en 2012, l’année de la plus longue grève étudiante de l’histoire nord-américaine ayant coûté 685,7M au final. En répartissant cette enveloppe entre ses 5 695 employés (civils compris), on s’aperçoit bientôt que chaque salarié du SPVM vaut près de 121 439$. Et si l’on compte le fait qu’il y a 1 678 837 personnes à Montréal, enfants compris, la police finit par coûter plus de 400$ par habitant. Pour ce prix là, il y a des achats plus intéressants que de financer une brigade de psychopathes qui risquent de vous poivrer la famille au sortir du magasinage du vendredi soir, dont on avait oublié que c’était celui du premier mai.

Un économiste saurait-il dire si c’est la rareté de l'ordre qui en fait grimper le prix ? En 2003, nous n’en étions encore qu’à 414,8 millions pour le SPVM. Et en dix ans, avec à peine 500 flics supplémentaires, le budget a augmenté de 66%. Tout cela à coup de hausses constantes: un petit 5,1% de 2006 à 2007, suivi d’un autre 6,8% de 2007 à 2008, et les années de vaches maigres, comme le 0,5% d’entre 2009 et 2010, sont sitôt rattrapées par un 8% l’année suivante. On ne lésine pas avec la sécurité, vous dites? Sauf qu’elle a changé de camp : maintenant ce sont les flics qui frayent avec les Hells, volent des iphones ou tuent impunément des gamins en leur fonçant dedans à 120 km/h dans une zone de 50. Pourtant, la criminalité de la population, elle, est en chute libre – en baisse de 6% en 2014, pour un total de 51% en 20 ans. On aimerait bien connaître le budget de la police de jadis… À voir comment les flics avaient été lessivés par la foule en liesse d’avoir raflé la coupe Stanley en 1993, ça ne devait pas être mirobolant. Alors qu’en 2014, plus d’un million de dollars en heures supplémentaires ont « dû » etre injectés « pour assurer la bonne tenue » des séries du CH. Décidément, quand vient le temps de gâcher le party, on ne compte plus les dépenses. C’est aussi ça, l’austérité.

Néanmoins, la politisation exceptionnelle de la jeunesse du Montréal métropolitain reste sans doute la cause principale des prodigalités policières. Si Montréal arrive au troisième rang des villes canadiennes avec le plus haut taux de policiers par habitant (186 par 100 000 habitants, après Thunder Bay (187) et Winnipeg (191) – qui compte 25% plus de crimes que Montréal), il y a fort à parier qu’elle trône fin seule au chapitre des effectifs anti-émeute. C’est que l’éternel retour de la grève ne manque pas de brusquer les flics hors de leur quiétude, exigeant des investissements massifs. À chaque 15 mars, à chaque 1er mai, à chaque (vraiment) grosse manif de soir, il faut sortir l’hélico, et là c’est d’emblée 1762$ qui partent en fumée à chaque heure de vol. Il n’y a presque plus à se casser la tête pour cibler des blocages à haut dégât économique : chaque fois que des camarades prennent la rue par surprise, la police doit débourser 100 000$.

Alors peut-on même se la permettre, la police? Lorsqu’on sait que le SPVM s’accapare 13,7% du budget total de la ville de Montréal, c’est-à-dire plus que la collecte, l’élimination des déchets, les mesures environnementales et le transport en commun combinés, il y a de quoi en douter ! À Longueuil, c'est près d'un tiers du budget municipal qui est consacré à protéger le sommeil du dortoir contre d'hypothétiques malfrats. Il y a quelque chose d’injustifiable dans le fait de refiler autant d’argent aux flics – qui s'en mettent 91% directement dans les poches – alors que partout aux alentours les ceintures se serrent jusqu'à la moelle. Après tout, la police en uniforme n’existait tout simplement pas avant le XVIIe siècle, et le terme lui-même, sans réel encrage étymologique, ne désigne rien de plus que la politesse policée dans la politique de la polis – autant dire que la police est foncièrement vide de sens. Autant faire sans! Dans le budget de Montréal, il n’y a que le service de la dette – les dons aux banques – qui coûtent plus cher que la police… S’il faut se consoler, on peut en tirer une assez bonne image de qui règne sur le monde actuel – à qui profite l’austérité, et de qui il faudra se débarrasser.

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