« Tu travailles pour moi, toi »

Au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), ça s’appelle un « Rapport général ». On y consigne un événement pour en laisser une trace. Celui-ci, daté du 23 juin dernier, s’intitule « Événement de la soirée de la Saint-Jean » et il est rédigé par deux policières du poste de quartier 38.

« Lors de la Fête nationale du Québec le 23 juin dernier, écrivent-elles, nous sommes assignées à la place des Festivals pour la soirée. Nous sommes huit agents ainsi que quelques employés de l’événement qui doivent surveiller le corridor de sécurité afin de s’assurer que la circulation à l’intérieur de ce périmètre est fluide en tout temps. »

Ce corridor, peut-on lire dans le rapport, est situé à l’ouest de la scène, dans la rue Jeanne-Mance. Les gens peuvent circuler dans le tunnel, mais ne doivent pas s’y attarder. « Notre mission, écrivent les deux policières, est d’avertir les gens et de les faire bouger afin que le corridor ne soit jamais bloqué. »

Or, justement, ledit corridor de sécurité devient bloqué, dans la soirée. Le maire de Montréal, Denis Coderre, passe par là et, comme bien souvent quand il se promène en public, les gens veulent le prendre en photo. La preuve de l’omniprésence – et de la popularité – du maire de Montréal se mesure évidemment en selfies que les citoyens prennent avec lui.

« Les employés de l’événement n’osent pas aller le voir pour lui demander de circuler mais sa présence fait en sorte que plus personne ne peut circuler dans le corridor, écrivent les policières. Nous décidons d’aller voir M. Coderre et de lui demander de circuler. »

Elles lui expliquent qu’il doit se déplacer afin de ne pas entraver le passage, « au cas où les ambulanciers ou tout autre service d’urgence doivent passer ». Pas de réponse du maire : « … en aucun temps monsieur ne nous fait signe qu’il a compris ou ne bouge. Nous l’invitons même tactilement à deux ou trois reprises de circuler au cas où il ne nous aurait pas entendues les premières fois. Alors que ma partenaire vient pour lui dire pour une énième fois de bien vouloir circuler, elle accompagne ses paroles d’une main sur son épaule pour bien lui faire comprendre qu’il doit bouger. »

Là, selon le Rapport général, le maire Coderre réagit. Et il réagit très mal.

« C’est à ce moment qu’il se retourne vers elle et lui dit d’un ton arrogant et menaçant : "Toi, touche-moi pas !!!" et il continue en lui disant : "Tu travailles pour moi, toi !!!" et il finit par se déplacer. »

Au bout du fil, Denis Coderre m’écoute lui lire des bouts du Rapport général rédigé par les deux policières. Je lui cite les propos qui lui sont attribués dans ce Rapport général. Je lui demande s’il a vraiment lancé à deux policières du SPVM qui l’invitaient à circuler – pour des raisons de sécurité, en raison de la commotion qu’il causait dans un lieu public – « Toi touche-moi pas » et « Tu travailles pour moi, toi »…

Au bout du fil, il y a un silence, puis un soupir.

***

J’appuie ici sur pause, une seconde, pour un peu de contexte.

J’ai entendu parler de cet incident vers la fin de l’été dernier. La nouvelle de l’incident s’est propagée rapidement dans les rangs du SPVM. Ce n’est qu’il y a quelques semaines que j’ai obtenu le rapport. Une fois les vérifications d’usage faites, j’ai contacté le SPVM et le bureau du maire.

Les relations sont tendues entre la mairie et les policiers de Montréal. Les policiers du SPVM, comme d’autres syndiqués municipaux, n’ont jamais accepté les reculs imposés par Québec à leur régime de retraite par le projet de loi 3, à la demande des municipalités.

Les policiers de Montréal sont amers devant les suspensions imposées à des policiers-cadres pour le dérapage d’une manif qui s’est transformée en saccage de l’hôtel de ville, en 2014. Et c’est dans ce contexte pourri que commencent cette semaine les négociations entre la Fraternité des policiers de Montréal et la Ville pour une nouvelle convention collective.

Tout ça pour dire que ce Rapport général qui embarrasse le maire Coderre se serait peut-être rendu à moi même si les relations entre la Ville et les policiers n’étaient pas si tendues. Ou peut-être pas. Impossible de le savoir.

Ce que je sais, c’est que le maire de Montréal qui apostrophe des policières qui lui demandent de circuler en tonnant qu’il est leur patron, c’est un incident qui est d’intérêt public.

***

Au bout du fil, Denis Coderre finit donc par répondre.

« Je vais y penser… Je n’étais pas content… Peut-être que je l’ai dit. »

Denis Coderre me rappelle alors le contexte très tendu des relations entre la Ville et la Fraternité des policiers. Il nie que « l’enthousiasme » des citoyens à son égard, à ce moment-là, ait pu causer un embouteillage bouchant tout le couloir : « Je leur disais même de se tasser », jure-t-il.

« Je ne vais pas nier. Mais, dit-il en allant au-devant d’une question qu’il anticipait, ce n’est pas Coderre qui dirige la police. Je définis les orientations. Le chef [Philippe Pichet] dirige, je ne lui dis pas quoi faire. Il est indépendant.

– Est-ce que les policiers de Montréal travaillent pour toi, Denis ?*

– Non. Les policiers de Montréal travaillent pour tous les Montréalais. »

Le maire me dit aussi qu’après l’incident de la place des Festivals, une policière aurait dit qu’elles allaient « se payer la traite » et que, ceci expliquant cela, ce Rapport général du SPVM s’est retrouvé dans mes mains.

« – Les as-tu entendues dire ça ?

– Non. C’est ce qu’on m’a rapporté. »

***

Je demande au président de la Fraternité des policiers de Montréal, Yves Francoeur, s’il pense qu’il est normal que le maire de Montréal dise à des policières qu’elles travaillent « pour lui », alors qu’elles lui demandent de circuler car elles estiment qu’il bloque la circulation d’un corridor de sécurité.

Réponse : « Non, ce n’est pas normal. »

Pour Yves Francoeur, le contexte – et le problème – est plus large que l’affaire des selfies du maire à la place des Festivals, le 23 juin.

« Je trouve qu’il y a une trop grande proximité entre le SPVM et la Ville, il n’y a pas de réelle indépendance du Service face au maire, et face à son directeur général. »

— Yves Francoeur, président de la Fraternité des policiers de Montréal

J’ai fait une demande d’entrevue avec Philippe Pichet, le nouveau chef du SPVM. J’ai envoyé une dizaine de pistes de questions par courriel.

Je voulais notamment savoir si le chef Pichet croit que, dans les faits, le maire de Montréal a une autorité quelconque sur les policiers qu’il croise dans l’exercice de ses fonctions, comme à la place des Festivals, le 23 juin.

Je voulais savoir si Philippe Pichet croyait ses agentes, s’il croyait qu’elles avaient bien agi, le 23 juin.

Je voulais savoir si le maire Coderre a raison quand il dit à une policière : « Tu travailles pour moi, toi ».

Je voulais que Philippe Pichet me dise qui est l’ultime patron des policiers : le maire Coderre ou lui, le chef ?

Le chef Philippe Pichet a décliné ma demande d’entrevue. Il m’a fait envoyer trois paragraphes écrits par son service des communications, que le lecteur peut lire en exergue. Trois paragraphes qui, je le souligne, ne répondent à aucune question que je posais au chef.

*Le maire de Montréal est à tu et à toi avec tout le monde… dont moi.

La réponse du SPVM

Qui est le réel patron du SPVM, le maire de Montréal ou le chef de police ?

Chacun d’eux a une part de responsabilité précise et ils sont avant tout au service des Montréalais.

C’est le chef de police qui dirige le Service de police de la Ville de Montréal, il est responsable de tout ce qui touche les opérations policières, de la gendarmerie aux enquêtes. Il est appuyé par un comité de direction ainsi que différents niveaux de hiérarchie policière et civile.

Le maire et le conseil déterminent les orientations du SPVM, qui sont de la responsabilité du directeur de police et définies par l’administration municipale.

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