Services secrets et provocation policière : entretien avec Alexandre Popovic

En juillet 2017, Sabotart publiait le livre Produire la menace, Agents provocateurs au service de l’État canadien signé par Alexandre Popovic. Il faut remonter en 1992 pour connaitre les débuts du parcours de ce militant de longue date impliqué notamment dans des groupes de défense des droits, dans la lutte antiraciste, les collectifs anarchistes ou encore le comité des sans-emploi de Montréal-Centre. C’est en 1995 qu’il est réellement confronté aux méthodes policières. Lors d’une manifestation contre un groupe homophobe et anti-avortement, Popovic est arrêté par les forces de l’ordre. Il est détenu pendant cinq jours – privé de ses lunettes par le service de police – avant d’être libéré. On lui intime alors de ne plus manifester. C’est à ce moment que Popovic s’engage dans la mise sur pied du comité qui deviendra le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP). Le groupe cherche à soutenir les gens arrêtés lors de rassemblements ou de manifestations. Pendant les dix années suivant la création du COBP, Popovic sera au front pour faire valoir les droits de ses concitoyen·­ne·­s et tenter d’endiguer les abus policiers.

Dans son livre Produire la menace, Alexandre Popovic revient sur près de 150 ans de provocation et d’actions ambiguës de la part des forces de l’ordre et des services secrets, au Canada et au Québec.
Qu’est-ce que la provocation?

Avant toute chose, il est primordial de comprendre à quoi réfère la notion de provocation, d’agent·e provocateur ou provocatrice. Comme l’explique l’auteur en entrevue avec L’Esprit libre : « Un­[·e] agent­­[·e] provocateur[­·trice], c’est d’abord quelqu’un qui est un informateur[­·trice], qui renseigne les corps policiers sur les activités d’un groupe en particulier. Seulement, un[­·e] agent[­·e] provocateur[­·trice] va plus loin que de simplement donner des renseignements. Il s’agit plutôt d’un rôle actif et non plus d’un rôle passif. Sous la prétention d’être solidaire, l’agent[­·e] provocateur[­·trice] va inciter ses camarades à faire des choses illégales, à se compromettre judiciairement ou politiquement. »

Popovic revient sur un exemple tiré de l’introduction de son livre : en 2009, un an après la mort de Freddy Villanueva, abattu par un policier du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), le SPVM tente de faire dérailler une marche pacifique en mémoire du jeune homme. Quelques jours avant l’évènement, un mystérieux « Will J » écrit par courriel aux différents groupes qui organisent la marche pour « organizé kelkechose de fucktop » parce que ses « boyz sont près à faire le war ». Les organisateurs­·trices de l’évènement ne se laisseront pas berner. Rapidement, on découvrira que le véritable nom de « Will J » est en fait James Noël, agent du SPVM sous le matricule 5787. En retraçant l’adresse IP des courriels envoyés par « Will J », on apprend que l’ordinateur utilisé est logé au 2580 boulevard Saint-Joseph Est, soit l’adresse du Centre des communications opérationnelles du SPVM. On retrouve là un exemple parmi tant d’autres de la forme que peut prendre la provocation policière, notamment dans une tentative d’infiltrer un groupe, souvent politique, pour l’amener à se radicaliser.
Produire la menace

C’est dans la foulée du débat sur le projet de loi loi C-51 du gouvernement Harper en 2015 que Popovic décide d’entamer la rédaction de ce livre (1). Rappelons-le, le projet de loi en question allait changer le statut du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en plus d’élargir la portée de ses pouvoirs. Pour Popovic, il ne s’agit ni plus ni moins « de la légalisation de la provocation ». D’autre part, le militant considère que « la population canadienne de façon générale ne sait pas ce qui se passe avec les services secrets ».

C’est donc dans ce contexte qu’il entame la rédaction des quelque 258 pages qui constitueront son ouvrage sur la provocation par la police et les services secrets canadiens. C’est également pour combler l’absence de données dans ce domaine que Popovic mène cette recherche, qui est d’ailleurs loin d’être chose facile comme en témoignent les nombreuses demandes d’accès à l’information qu’il a dû faire. Ce qui illustre, comme nous le dit l’auteur, qu’« il y a un vide à propos de la provocation au Canada ».

Dans son ouvrage, Popovic remonte aussi loin que la Confédération canadienne pour raconter l’histoire de la provocation. Il aborde d’abord les exactions commises par les agent·e·s des services secrets à l’endroit des Cri·e·s, des Méti·sse·s et des Fenian·e·s. Comme on peut s’y attendre, la provocation policière n’épargnait pas les milieux ouvriers tout comme les regroupements socialistes et, plus particulièrement, communistes au tournant du XXe siècle. Popovic revient ensuite sur les opérations entourant les actions du Front de libération du Québec dans les années 1960 ainsi que lors de la Crise d’octobre de 1970. Il fait état par la suite de la surveillance dont ont été victimes les communautés noires du Canada et du Québec. Élaborant sur les diverses commissions d’enquête sur les activités policières (Macdonald en 1977 et Keable en 1981), l’auteur s’intéresse également au contexte de naissance du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Le lectorat pourra aussi comprendre comment les services secrets ont été relativement tolérants à l’endroit de groupes d’extrême-droite prônant la violence dans les années 1990. Finalement, l’ouvrage revient sur la manière dont les agent·e·s du SCRS ont contribué à alimenter les craintes envers la communauté musulmane au tournant des années 2000. L’affaire Joseph Gilles-Brault est au cœur de ce chapitre où un agent du SCRS se révèle être l’auteur d’une série de lettres annonçant des attentats à la bombe dans le réseau de métro montréalais.

L’ouvrage est un véritable voyage, rigoureusement documenté, dans l’histoire méconnue du renseignement et de la provocation au Québec et au Canada.
Le rôle des médias

Durant notre discussion, Alexandre Popovic est revenu à plusieurs reprises sur le rôle que jouent les médias dans la poursuite de la provocation et des bavures des services secrets et de la police. « Il y a un manque de travail des médias », déplore-t-il. « Souvent, les grands médias vont obtenir un document suite à une demande d’accès à l’information et vont ensuite présenter le tout comme un document confidentiel concernant les services secrets. Mais ces documents représentent ce que les services secrets veulent bien laisser paraitre. »

Ainsi, les médias prétendent diffuser une nouvelle à sensation qui dans les faits n’en est pas une, car chaque citoyen·­ne­ peut obtenir ces mêmes documents en formulant une demande d’accès à l’information. Mais surtout, les documents en question sont bien souvent épurés pour ne laisser paraitre que la version officielle des services secrets. Le militant explique que ces documents sont par la suite relayés dans les journaux et sur internet sans que les journalistes en fassent une analyse critique.

Comme le souligne Popovic, ce genre de traitement médiatique survient seulement lorsque traitement médiatique il y a. Il donne l’exemple d’un ancien agent du SCRS, Michael Cole, dont le livre Smokescreen: Canadian Security Intelligence After September 11, 2001 est passé relativement inaperçu dans les médias malgré sa critique du système en place.

« Dans le monde d’aujourd’hui, si un État n’a pas de services secrets, un autre État va se charger du renseignement sur son territoire. Cependant, il est du rôle des médias de critiquer et de documenter les bavures, les actions illégales et les débordements dont peuvent faire preuve les services secrets. Ils sont là pour éveiller les gens », explique l’auteur.
Changer les choses

Pour améliorer la gestion des services secrets et éviter les bavures, Popovic indique quelques pistes à suivre : « Il existe déjà des dispositions dans le Code criminel concernant l’écoute électronique. Après 90 jours, les autorités doivent aviser les victimes d’écoute ou de surveillance des activités qui ont eu lieu à leur égard. Il devrait en être de même pour l’infiltration. Au-delà d’un certain laps de temps, les personnes [touchées par] une opération d’infiltration devraient être averties. » L’essentiel selon l’auteur reste d’abord et avant tout la reddition de compte. « Il y a beaucoup d’obscurité dans le monde du renseignement, il faut donc s’assurer que les choses soient transparentes une fois l’opération terminée. »

Aux citoyen­·ne·­s, Alexandre Popovic adresse quelques conseils simples. « Lorsque les gens sont certains d’être confrontés à de la provocation ou à de l’infiltration, il faut dénoncer et documenter. » D’après l’auteur, il ne faut pas attendre le gouvernement pour voir les choses changer; le changement doit plutôt venir de la base.

Notons qu’à la suite d’une demande d’accès à l’information pour savoir ce que le SCRS pensait de son livre, Alexandre Popovic a été informé qu’il ne pouvait avoir de réponse à ce sujet, car son livre avait faisait l’objet d’une étude du service de lutte aux activités subversives.

Pour plus d’information, voir : Alexandre Popovic, Produire la menace, Agents provocateurs au service de l’État canadien, Montréal, Sabotart, 2017, 258 pages.

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