Fiché à répétition par la police : « Je ne suis pas un criminel »

Quand Desmond Cole entend une sirène, il devient un peu plus tendu. Quand il marche dans la rue et qu'un policier l'interpelle, il est tout de suite sur la défensive. Quand un agent lui demande ses papiers, il a une réponse toute prête : « Est-ce que je suis en état d'arrestation? ». Paranoïaque? Pas quand on est un jeune Noir à Toronto.

« Ça fait 50 fois que je me fais suivre ou arrêter par les policiers à Toronto, sans raison. Je suis fiché dans leur système. Pourtant, je ne suis pas un criminel », soutient Desmond.

On s'est donné rendez-vous dans une ruelle du centre-ville. Là où Desmond s'est fait « carter » pour la première fois. Et pas le type de « cartage » à l'entrée d'un bar ou avant d'acheter des cigarettes au dépanneur.

« Je marchais sur le trottoir à côté de mon vélo. L'autopatrouille était juste ici, aux abords de la ruelle, raconte Desmond. Le policier m'a dit : "Tu savais que c'est interdit de rouler à vélo sur le trottoir?" Mais je ne roulais pas, je marchais. L'agent m'a demandé mes papiers et est allé s'asseoir dans sa voiture. Après quelques minutes, il m'a remis mes papiers et m'a dit que je pouvais partir. »

« J'avais très peur, j'étais fâché, mais surtout confus, confie Desmond. Et après cette rencontre, j'appréhendais de marcher seul dans mon quartier, surtout la nuit. »

Profilage racial?

Desmond a compris plus tard qu'il venait de se faire « ficher ». Une pratique policière contestée et courante à Toronto, jusqu'à ce qu'un moratoire soit imposé au début de l'année. Le maire John Tory prône maintenant son abolition complète. La question sera débattue jeudi à la Commission des services de police de Toronto.

Comment ça fonctionne? Les agents interpellent un quidam et recueillent ses informations personnelles : nom, âge, poids, taille, vêtements, couleur des cheveux et des yeux, numéro de permis de conduire. L'endroit et l'heure où la personne a été interrogée. Il y a même une section pour l'affiliation aux gangs de rue et les tatouages distinctifs.

Ça se produit le matin, le midi ou le soir. Dans les quartiers résidentiels ou les artères commerciales. Pour des groupes qui flânent ou des personnes seules.
« La plupart du temps, ceux qui sont arrêtés sont Noirs. C'est du profilage racial. Parce que j'ai la peau noire, je suis traité différemment des autres. »
— Desmond Cole

Les statistiques semblent lui donner raison. Les jeunes Noirs de 15 à 24 ans sont de trois à quatre fois plus susceptibles de se faire « carter » par un policier que la population en général, selon l'enquête d'un quotidien local.

La police défend la pratique

Mark Saunders, entré en fonction le mois dernier, est le premier chef de police noir de l'histoire de Toronto. « À un certain moment donné, moi aussi je me faisais demander mes papiers dans la rue. Bon d'accord, j'étais habillé en civil avec ma casquette à l'envers, mais ce n'est pas un crime. »

Plusieurs pensaient que le nouveau chef Saunders allait dénoncer la pratique du fichage. Mais il a choisi de la défendre.
« Quand c'est fait de façon adéquate, c'est légal et ça contribue à la sécurité de la communauté. Arrêter des gens dans la rue de façon aléatoire, sans raison, c'est illégal, et ça devrait cesser. Mais parfois, l'information recueillie nous permet de procéder à des arrestations nécessaires. »
— Mark Saunders

Desmond Cole en doute. Après 10 ans, « les policiers n'ont jamais réussi à démontrer que le fichage avait aidé aux enquêtes ou à résoudre des crimes. Ils disent que c'est le cas, mais ils ne l'ont jamais démontré statistiques à l'appui ».

La fin du « cartage »?

Le nouveau maire John Tory était jusqu'à tout récemment en faveur du fichage. Mais il a changé abruptement d'idée la semaine dernière. « Il faut mettre fin à cette pratique immédiatement. Il faut tourner la page et recommencer à neuf. Le "cartage", dans sa forme actuelle, a miné la confiance du public et la crédibilité des services de police. »

Les mots-clés sont : « dans sa forme actuelle ». Le maire Tory va recommander l'abolition du fichage lors de la réunion de la Commission des services de police, jeudi. Mais il ne ferme pas complètement la porte à la pratique. « J'espère travailler avec le chef de police pour développer une nouvelle approche qui deviendra un modèle à suivre », sans donner davantage de détail, sauf pour dire qu'il fallait « respecter les droits de la personne, tout en permettant à la police de faire son travail ».

« Par exemple, indique Desmond, quand un agent te donne un billet d'infraction au Code de la route, tu en reçois une copie, avec toute l'information qu'il a recueillie et la raison pour laquelle il t'a arrêté. » Avec le fichage, selon lui, ça devrait être la même chose. « Comme ça, dit-il, si tu veux porter plainte, au moins tu as le nom et le matricule du policier. Ça rétablit l'équilibre de l'interaction. »

Le chef de police Mark Saunders indique qu'un comité interne est en train d'étudier ces recommandations.

Contestation judiciaire

Un étudiant de Toronto, Knia Singh, veut que le fichage soit déclaré illégal. Il vient de déposer une contestation judiciaire. Il soutient que la pratique viole la Charte des droits et libertés et veut que les informations accumulées soient détruites.
« J'ai été fiché à plus de 10 reprises, et les notes des policiers sont parfois fausses. On m'a décrit comme Jamaïcain avec des problèmes d'immigration, alors que je suis né au Canada. On m'a décrit comme hostile envers les policiers. Ces fausses informations sont enregistrées dans le système et pourraient nuire à ma recherche d'emploi. »
— Knia Singh, étudiant en droit

« Si les policiers font une saisie chez toi sans mandat, ajoute Desmond Cole, la preuve recueillie ne sera pas admise en cour. Ça devrait être la même chose pour le fichage », croit-il. Mais au-delà de l'aspect légal, c'est l'élément humain qu'il veut souligner.

« Plus ça m'arrive de me faire carter, plus je m'enrage, parce que je sais dans mon coeur que je ne fais rien de mal. Maintenant, quand je vois un policier, je me demande toujours s'il va me questionner. Et à force de faire l'objet de soupçons, tu commences à te demander si c'est de ta faute. Est-ce que j'ai fait quelque chose qui attire l'attention? Est-ce mon attitude, mon regard, mon comportement? Tu formes un doute sur tes propres actions. C'est un état d'esprit que je ne souhaite à personne. »

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