MATRICULE 728 ET LA MÉTROPOLE CULTURELLE

C’est au 4381, avenue Papineau que loge l’Amicale de la culture indépendante, sorte de club social culturel créé il y a 20 ans par des cinéastes de l’ONF. Le 4381, avenue Papineau sert aussi d’adresse à la Casa Obscura, une salle multifonctionnelle, à la fois atelier de jazz, lieu d’exposition et ciné-club du vendredi soir. Bref, le 4381 est le genre d’incubateur culturel qui fait le charme et la singularité de Montréal, une ville dont on ne cesse de vanter la créativité.

Et pourtant, c’est au 4381, avenue Papineau que l’agent Stéfanie Trudeau, alias matricule 728, a fait irruption un soir d’octobre 2012. Elle venait tout juste de sauter sur Rudi Ochietti sur le trottoir devant le 4381. Serge Lavoie, un guitariste de jazz manouche, arrivait au même moment. Il a demandé à la policière de lâcher son ami, qui n’avait rien fait de mal, sauf ouvrir la porte du 4381, une bière à la main.

Voyant qu’elle ne l’écoutait pas, le guitariste est rentré en pestant contre elle. La policière en furie est partie à ses trousses, a grimpé la volée de marches menant à la salle principale, au premier étage. Elle a surgi au milieu de la pièce et, sans aucune raison, a sauté sur le guitariste, l’a agrippé par l’encolure et l’a traîné de force dans les escaliers en le serrant si fort autour du cou qu’il a cru que sa dernière heure avait sonné. Tout le temps qu’a duré l’incident, le bassiste Simon Pagé filmait avec sa caméra.

Lorsque matricule 728 s’en est rendu compte, elle a saisi la caméra. Manque de chance : elle était tellement distraite – ou peut-être si nulle en électronique – qu’elle a oublié d’éteindre l’appareil. Résultat : la caméra a enregistré 30 minutes de conversation dans la voiture de police entre la policière et le jeune agent Kevin Henry, qu’elle était en train de former. Une conversation dégoulinante de mépris, débordante de suffisance, puant à plein nez l’inculture, l’abus de pouvoir, à des années-lumière de l’angélisme de la police de proximité dont on nous a tant vanté les mérites.

Dix-neuf mois plus tard, j’écoute des bribes de l’enregistrement au milieu de la Casa Obscura, entourée de Serge Lavoie, de Rudi et de Simon le bassiste.

« Pis là, on a commencé à se battre pour le menotter parce qu’y était quand même assez raide, dit Stéfanie. Mais pendant ce temps-là, tous les rats en haut, les gratteux de guitares, tsé, toutes des esties de carrés rouges, là, toutes des artistes, esties, en tout cas, des mangeux de marde, ben sont tout comme commencé à sortir… Pis, pendant ce temps-là, y a une autre estie de conne qui a pas rapport, une platonienne du nowhere qui est là, pis qui filme, pis que ça fait 12 fois que j’y dis de s’en aller, mais à continue à filmer, faque elle a été bookée pour entrave… »

Le ton presque badin de la policière résonne dans les haut-parleurs de la pièce. J’ai l’impression d’écouter des extraits de 19-2. Une impression étrange d’irréalité qui se dissipe dès que je croise le regard de Serge Lavoie, encore traumatisé par toute l’affaire, d’autant plus qu’il est le fils d’un policier à la retraite.

Cela faisait longtemps que je voulais rencontrer Serge Lavoie. Deux événements m’ont finalement amenée cette semaine au 4381, avenue Papineau.

D’abord, le prix d’Artiste pour la paix 2013 que Serge Lavoie a reçu en février. Presque en même temps, le guitariste apprenait que des accusations criminelles venaient d’être déposées contre Stéfanie Trudeau pour voies de fait simples sur lui.

Pourquoi seulement Serge Lavoie, alors que Rudi a été brassé, battu et plaqué sur le trottoir, la chemise déchirée par la policière ? Et pourquoi seulement voies de fait simples alors qu’il y a eu ce soir-là des arrestations illégales, de l’abus de pouvoir et une volonté de tordre les faits ? Mystère.

Mais Serge Lavoie ne se plaint pas trop. Il est content que la cause avance. Il est encore plus content que les accusations criminelles portées par le Service de police de la Ville de Montréal contre lui et ses deux amis aient finalement été abandonnées au bout de six mois. Il pourrait en vouloir à celle qui l’a brutalisé et lui a fait la peur de sa vie, mais il clame au contraire qu’il a beaucoup de compassion pour une femme qui n’aurait jamais dû être policière.

« Que les structures du système aient permis son embauche est inquiétant », dit-il, en déplorant du même souffle la militarisation à outrance de la police. « En ce moment, à Montréal, il y a un policier par 500 habitants. Si on baissait ce ratio à un policier par 650 habitants, on économiserait 1 milliard. Nous vivons dans une société somme toute assez tranquille où il n’y a pas péril en la demeure. Qu’est-ce qu’on attend ? »

Stéfanie Trudeau doit comparaître le 6 mai. Si elle décide de plaider coupable, il n’y aura pas de procès, pas d’écoute publique de l’enregistrement dans lequel elle vomit son mépris contre les artistes et contre les « citoyennes platoniennes de nowhere ».

Si elle plaide coupable, on ne saura jamais le fond de l’histoire. Qui l’a embauchée et pourquoi ? Et comment une ville qui se vante de sa créativité et de l’abondance de ses artistes, une ville qui se targue d’être métropole culturelle, comment peut-elle tolérer une minute de plus, dans ses rues et dans ses rangs, une telle policière ?

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