Je suis Gladys Femme autochtone disparue

Gladys Tolley a perdu la vie dans la nuit du 5 octobre 2001, devant chez elle, à quelques pas de sa maison. Mère de quatre filles et de deux garçons, fière grand-maman de 18 petits-enfants, Gladys Tolley a été happée mortellement par une autopatrouille de la Sûreté du Québec (SQ), à Kitigan Zibi, en traversant la route 105.

Même si 17 ans se sont écoulés depuis le tragique événement, sa fille Bridget peine à faire son deuil. L'enquête policière a blanchi sur toute la ligne les responsables de l'accident et le policier qui était derrière le volant clame son innocence. Mais Bridget Tolley vit toujours avec la perception que la police a tué sa mère pour ensuite sournoisement camoufler l'affaire.

Publié le 9 octobre 2018
Journaliste : Angie Bonenfant
Édimestres : Jérémie Bergeron et André Dalencour
Chapitre I :
Gladys Tolley (1940-2001)

Ce qui suit n’est pas une enquête, c’est une histoire. Celle qui reflète le parcours de centaines de familles autochtones touchées par la mort ou la disparition d’une proche.

Il y a beaucoup de souffrance dans ce récit où s’entremêlent frustration, doutes et incompréhension. Il y a aussi plusieurs questions… et des réponses qui ne font pas l’unanimité.
Une incompréhension

— Bridget Tolley demeure inconsolable de la mort de sa mère. | Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

Quand Bridget Tolley évoque la mort de sa mère, sa voix se brise. Depuis 17 ans, cette mère de famille enchaîne sans succès les démarches auprès de la police et du gouvernement du Québec pour rouvrir le dossier de l'enquête.

Selon elle, celle-ci est truffée d'irrégularités et le rapport de police contient plusieurs erreurs de fait. Bridget s’interroge : comment les responsables peuvent-ils conclure à un accident de la route quand, à son avis, tous les faits sur lesquels repose l'enquête sont erronés?

« Ils ont vraiment fait un mauvais boulot, ils ont vraiment foiré dans le dossier de ma mère. »

— Bridget Tolley, fille aînée de Gladys

Les enquêteurs, déplore-t-elle, auraient mal noté la date, l'heure et même l'adresse où s'est produit le fatal accident. Même s’ils ont clamé leur innocence lors d’un entretien avec Radio-Canada, les policiers de la SQ auraient commis des fautes impardonnables, selon Bridget Tolley.

De plus, estime-t-elle, sa famille a été tenue à l’écart de l’enquête tout au long du processus, malgré de nombreux appels effectués auprès des services policiers qui ont travaillé sur le dossier.

Bridget est convaincue qu’une injustice a été commise et s’est donné la mission de trouver la vérité.
La mort de Gladys Tolley

Il pleut à boire debout dans la réserve algonquine de Kitigan Zibi la nuit où Gladys Tolley est happée par la voiture du caporal Serge Chalifoux et de son coéquipier de la Sûreté du Québec.

Comme le relate le rapport d’enquête, les deux policiers circulent en direction sud, vers Campbell's Bay, un peu avant minuit, lorsqu'un véhicule utilitaire blanc, circulant en sens inverse, leur fait un appel de phares. Le conducteur semble les avertir d'une chose inhabituelle.

L’autopatrouille ralentit, les deux policiers regardent autour d'eux, ne constatent rien d'anormal et poursuivent leur route. Trois cents mètres plus loin, leur véhicule happe mortellement Gladys Tolley qui, selon la version des policiers, était agenouillée « à quatre pattes » sur la route.

C'est le caporal Chalifoux qui est au volant au moment de l'impact. Dans son rapport, il dit avoir vu Gladys Tolley à la dernière minute. Il a tenté « une manœuvre par la gauche pour éviter la victime », mais il a posé son geste un peu trop tard.

Gladys Tolley aurait été projetée sur une distance d'environ 50 mètres. Elle est morte sur le coup. Elle avait 61 ans.

— À l'époque, la mort de Gladys Tolley a fait les manchettes des médias. | Reportage d'archives de Radio-Canada

Trois mois après le drame, à la grande surprise de la famille Tolley, le dossier est clos. Aucune accusation d'inconduite n'est portée à l'endroit du caporal Chalifoux, qui n’a pas été suspendu le temps de l’enquête.

Pour la fille aînée de la victime, l'enquête entourant la mort de sa mère présente beaucoup trop d'irrégularités pour aboutir à une telle conclusion. Les soupçons de Bridget se renforcent plusieurs mois plus tard lorsqu'elle réussit, enfin, à mettre la main sur le rapport de police.

« Il y a tellement d'erreurs dans ce rapport! »

— Bridget Tolley, fille aînée de Gladys

Avant de perdre la vie, Gladys Tolley avait passé la soirée chez sa fille cadette, Becky. Leurs maisons sont situées au bord de la route 105, une en face de l'autre. Gladys Tolley avait bu quelques bières avant de s’aventurer seule sur la route pour entrer chez elle. Sa fille dormait lorsqu’elle a quitté la maison.

Dans leur rapport, les policiers portent beaucoup d'attention à l'état d'ébriété de la victime et indiquent que sa consommation d’alcool pourrait avoir joué un rôle dans sa mort. Bridget refuse de donner crédit à cette thèse, même si elle admet que sa mère avait consommé cette nuit-là.

« C'est comme s'ils prétendaient que ma mère est morte parce qu'elle était ivre, mais c'est faux. »

— Bridget Tolley, fille aînée de Gladys

« Ma mère n'est pas morte parce qu'elle était saoule. Elle est morte parce qu'elle a été percutée par une voiture de police, accuse-t-elle. J'ai vraiment l'impression que les policiers essaient de se protéger les uns les autres. »
Des faits troublants

D’autres éléments de l'enquête qui se trouvent dans le rapport de police troublent Bridget et la laissent perplexe.

Pourquoi y a-t-il des agents de la Sûreté du Québec sur les lieux de l'accident alors que, dans la réserve, il revient à la police amérindienne de protéger la scène?

Pourquoi le sergent Michel Chalifoux de la SQ, le frère de Serge Chalifoux, le policier qui a renversé sa mère, a-t-il été responsable de la scène de l'accident?

« Tu parles d'une affaire! La police qui enquête sur elle-même. Cela n'a aucun sens », déplore Bridget.

Comme l'exige la pratique lorsqu'un policier est à l'origine d'une mort, le Service de police de la communauté urbaine de Montréal (SPCUM) a immédiatement été appelé en renfort cette nuit-là, pour mener une enquête indépendante sur la mort de Gladys Tolley. Les agents montréalais ont toutefois mis plusieurs heures avant d'arriver à Kitigan Zibi.

À leur arrivée sur la scène de l'accident, les agents du SPCUM constatent que le corps de Gladys Tolley a été déplacé par les policiers de la SQ. Bridget, qui semble avoir fait ses devoirs, rappelle qu’une scène de crime ou d’accident doit être préservée jusqu'à l'arrivée des enquêteurs.

« Personne n'a pu s'approcher du corps de ma mère, mis à part la police de la SQ, indique-t-elle. Personne dans ma famille n’a pu voir le corps. Je n’ai pas pu identifier le corps de ma mère, du tout, du tout! »

« J’ai vraiment l’impression que la police aurait traité le dossier de ma mère différemment si elle n’avait pas été une Autochtone », ajoute Bridget.
Enquête nationale publique

— Bridget Tolley mise beaucoup sur l'enquête nationale qui a été lancée en 2015 par le premier ministre Justin Trudeau. | Photo : Gracieuseté de Bridget Tolley

Le 8 décembre 2015, le premier ministre Justin Trudeau fait une déclaration salutaire. Il annonce la mise sur pied de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA).

« Les victimes méritent d'obtenir justice, et leurs familles, une opportunité d'être entendues et de faire leur deuil. »

Comme beaucoup d'autres familles, Bridget a plusieurs attentes envers cette commission. Ses démarches pour rouvrir l’enquête piétinent depuis des années. Elle a épuisé tous ses recours.

Le gouvernement du Québec a refusé deux fois - en 2004 et en 2010 - de lancer une enquête publique dans le dossier de sa mère, même si toutes les grandes associations autochtones l’avaient appuyée dans l’une ou l’autre de ses requêtes.

Malgré ces deux revers, Bridget croit toujours qu’une injustice a été commise.

« Je ne veux pas mourir en sachant qu’il n’y a pas eu de justice pour ma mère. »

— Bridget Tolley, fille aînée de Gladys

Elle souhaite maintenant que l’ENFFADA force la réouverture de toutes les enquêtes policières entourant la mort ou la disparition d’une femme autochtone.

« Tous les jours, j’entends des familles se plaindre de la manière dont la police a fait enquête dans leur dossier. Le problème, c’est la police!, fulmine-t-elle. Les familles veulent que la police soit redevable. Il n’y a plus de confiance. »

Chapitre II :
Des faits et des doutes

Le coroner à la retraite Denis Boudrias et l’ex-policier Stéphane Berthomet, deux personnes respectées dans le milieu judiciaire, se sont intéressés à l’histoire de Gladys Tolley. À la demande de Radio-Canada, ils ont accepté de revoir les principaux éléments de l’enquête policière.

« Pour demander une réouverture d’enquête, il faut arriver avec de nouveaux éléments qui - s’ils étaient fouillés, investigués, prouvés - changeraient les conclusions qui avaient été tirées à l’époque », explique Denis Boudrias, qui a 35 enquêtes publiques derrière la cravate.

La barre est quand même assez haute, concède-t-il.

« Qu’est-ce qu’une réouverture d’enquête aurait changé de plus? C’est la question qu’il faut se poser. »

— Denis Boudrias, ex-coroner

M. Boudrias a cherché dans le dossier d’enquête un élément qui aurait été sous-évalué ou qu’on n’aurait pas considéré.

Tout d’abord, dit-il, il n’y a rien d’illégal pour un policier de travailler au même poste que son frère. Certes, le sergent Michel Chalifoux a peut-être été responsable de la scène d’accident, mais il n’était pas seul sur place.

Des collègues se trouvaient avec lui, fait remarquer l’ex-coroner. Des ambulanciers sont arrivés sur les lieux sept minutes après l’accident, suivis d’un agent de la police amérindienne. Un attroupement s’est ensuite rapidement formé autour de la scène.

Cela laisse peu de marge de manœuvre pour ajouter ou enlever en cachette des éléments qui auraient contaminé la scène de l’accident, selon Denis Boudrias.

Ensuite, explique-t-il, une autopsie réalisée par le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, un organisme dont l’indépendance a été reconnue par les tribunaux, a déterminé que la nature des blessures est le résultat d’une collision avec un véhicule. De plus, les dommages examinés par le SPCUM (le corps de police indépendant) sur la voiture de police correspondent aux blessures trouvées sur le corps de la victime.

L’autopsie et l’examen du véhicule appuient la version des événements du caporal Chalifoux et de son coéquipier, soutient M. Boudrias. Ce sont des faits difficilement contestables.

Également, poursuit-il, les policiers ont recueilli le témoignage des deux personnes dont le véhicule roulait en sens inverse sur la route 105, au moment où Gladys Tolley se trouvait « à quatre pattes », au milieu de la route. Cela indique qu’elle était vivante quelques secondes avant l’impact et qu’elle se trouvait dans une position dangereuse.

D’un point de vue légal, tout semble avoir été respecté, conclut Denis Boudrias. « Honnêtement, je ne vois pas sur quel élément central et pertinent on pourrait rouvrir cette enquête-là », soutient-il.

« On est ici devant un malheureux accident avec une victime qui était sur la route à pied, dans un lieu où elle n’aurait pas dû se trouver et un policier qui ne l’a pas vue. »
Une éthique discutable

Les policiers ont peut-être correctement fait leur travail, mais pour Stéphane Berthomet, ex-policier devenu spécialiste des questions policières et judiciaires, il y a dans cette histoire une « réelle » apparence de conflit d’intérêts.

Tout comme Bridget Tolley, il s’interroge sur la présence du sergent Michel Chalifoux, le frère du caporal Serge Chalifoux, sur les lieux de l’accident et sur son rôle d’intermédiaire lorsque la police de Montréal a pris les commandes.

« Le frère du policier impliqué n’aurait pas dû se rendre sur la scène de crime. »

— Stéphane Berthomet, ex-policier, spécialiste des affaires judiciaires et policières

De par ses liens familiaux, il aurait dû faire preuve de discrétion et se tenir loin de la scène, évalue M. Berthomet. D’autant plus que le contexte dans lequel s’est produit l’accident est explosif.

« On savait qu’on était dans une position difficile, parce qu’il y a une Autochtone renversée sur la réserve par un policier de la SQ. Déjà, on sait que c’est de nature à créer des tensions », analyse-t-il.

« Évidemment, ces circonstances-là conduisent la famille à se poser des questions sur l’impartialité et la neutralité parfaite de ce qu’aurait dû être la scène de crime. Et à nous, elles nous conduisent à nous interroger sur l’apparence de conflit d’intérêts. »

Entendons-nous bien, poursuit M. Berthomet, il n’y a pas d’éléments qui laissent penser que les policiers ont agi de façon à protéger leurs collègues, mais c’est cette apparence qui fait qu’encore aujourd’hui, la famille se pose des questions.

« Je crois que la grande leçon à tirer, c’est de dire qu’une fois qu’il y a eu une victime d’un acte policier, il faut qu’un corps indépendant intervienne. C’est ce qui arrive désormais, aujourd’hui, avec le Bureau des enquêtes indépendantes [créé en 2016] », explique Stéphane Berthomet.
Un regrettable accident

Tout laisse croire que Gladys Tolley est morte accidentellement. C'est malheureux, mais les faits ne mentent pas, jugent M. Borduas et M. Berthomet.

Si on lui avait expliqué le déroulement de l'enquête et les facteurs qui ont motivé la conclusion de celle-ci, Bridget aurait peut-être compris, mais pour une raison qui échappe aux deux experts, elle est convaincue du contraire.

Dans les rapports de police, rien n’indique que les agents aient entrepris des démarches pour informer la famille Tolley du déroulement de l’enquête policière. C’est ce que dénonce Bridget. Si tel est vraiment le cas, pourquoi?

Chapitre III :
Un deuil difficile

L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) enchaîne, depuis septembre 2016, les témoignages de familles qui ont perdu une proche dans des circonstances violentes.

Le but est de déterminer les causes de la violence faite aux femmes et aux filles autochtones en vue de formuler des recommandations pour enrayer le problème.

L’une des commissaires, Michèle Audette, est bien au fait de l’histoire de Gladys Tolley. Elle s’est personnellement intéressée à ce dossier, il y a plusieurs années, alors qu’elle était présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada.

Les réflexions de l’ex-coroner Denis Boudrias et de l’ancien policier Stéphane Berthomet sur le manque de communication entre les enquêteurs et la famille Tolley ne la surprennent pas.

C’est le même schéma qui se profile dans la majorité des témoignages entendus à l’ENFFADA, rapporte-t-elle. Elle ne va pas jusqu’à dire que c’est un fléau, mais ce manque de communication accentue la méfiance qui existe déjà entre les Aautochtones et les corps policiers.

« J’ai toujours compris la frustration des familles. »

— Michèle Audette, commissaire, ENFFADA

« Ce qu'on entend beaucoup lors des audiences, ce sont des familles qui disent qu’elles ne sont pas au courant de leur dossier, qu’elles n’ont aucune idée de l’évolution de l’enquête », raconte Mme Audette.

« Est-ce qu’on a changé d’enquêteur? Le contrevenant est-il sorti de prison? On abandonne les familles dans un espace où il n’y a pas d’informations ni de mises à jour.»

Ce comportement policier a particulièrement intrigué les commissaires.

« On a demandé aux familles si on leur avait expliqué en détail ce que veut dire le rapport du coroner, l'autopsie ou telle chose en lien avec leur dossier, précise Mme Audette. Les familles nous ont rarement dit qu'un policier ou une institution ont travaillé avec elles. »

Dans les rares cas où cela s’est produit, dit-elle, on voit que le traumatisme lié à la perte d’un être cher est beaucoup moins intense.

— De nombreux témoignages touchants ont été entendus pendant les audiences de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. | Photo : La Presse canadienne

En ce qui concerne le dossier de Gladys Tolley, Radio-Canada a communiqué avec la Sûreté du Québec et le Service de police de la Ville de Montréal, qui ont décliné l'offre d'entrevue et ont transmis toute demande au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Ce dernier n’a pas voulu répondre aux questions de Radio-Canada puisqu’il n’est pas autorisé à « discuter publiquement d’éléments de preuve contenus dans un dossier d’enquête ».

Le DPCP admet, toutefois, que cela n’a jamais été dans les habitudes de son bureau de faire des suivis avec les familles des victimes.

« À l'époque, contrairement à aujourd'hui, lorsqu'une décision de ne pas porter d'accusation était rendue, le procureur n'était jamais impliqué lors de rencontres subséquentes auprès des proches des personnes décédées ou blessées », a déclaré le porte-parole Jean-Pascal Boucher.

« Les lignes directrices adoptées en décembre 2015 ont amené une nouvelle pratique au sein du DPCP. Lorsqu'une décision de ne pas porter d'accusation est rendue lors d'une enquête menée par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), les proches sont informés ou rencontrés. »

Bien que la décision dans ce dossier ait été rendue en 2002, par souci de transparence, le procureur en chef de la région Ouest du Québec au DPCP, Me Martin Côté, a accepté de rencontrer Bridget Tolley afin de lui parler du dossier de sa mère. Il s'agit d'une mesure exceptionnelle dont ne bénéficient pas toutes les familles. Au moment de publier ce reportage, Bridget Tolley n'avait pas encore accepté l'invitation de Me Côté. Cependant, le 26 septembre, elle a témoigné à la Commission d'enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, à Val- d’Or, pour faire part de ses préoccupations.

C’est d’ailleurs ce que souhaite Bridget Tolley : elle veut rencontrer les enquêteurs pour qu’on lui explique les « incohérences » dans le dossier de sa mère.

« Ça fait 17 ans que je cogne à toutes les portes. Pourquoi ne me répond-on pas? La police ne veut juste pas me parler. Trouvez-vous ça acceptable? », dit-elle en reprochant aux responsables de l'enquête de manquer de transparence.

Michèle Audette invite Bridget Tolley à s’inscrire aux audiences de l’ENFFADA, mais cette dernière refuse. Elle ne fait pas confiance aux commissaires qui n’ont pas l’expertise, selon elle, pour lui fournir les réponses dont elle a désespérément besoin.

« Ils n’ont pas le pouvoir de rouvrir les enquêtes, alors pourquoi j’irais là? », demande-t-elle.

Mme Audette admet que l’ENFADDA nationale n’a pas le mandat d’ouvrir les enquêtes policières, mais beaucoup de familles qui ont participé au processus ont déjà trouvé des réponses à leurs questions.

« L'enquête fait déjà bouger des choses! Il y a un momentum! »

— Michèle Audette, commissaire, ENFFADA

« Certaines familles disent avoir reçu des appels du corps policier qui leur a présenté une mise à jour de leur dossier 30 ans plus tard ou quelques années plus tard », raconte-t-elle.

Pour Bridget Tolley, toutefois, il est peut-être déjà trop tard. Elle semble avoir perdu confiance dans le système.

« Je n’abandonnerai pas! »

— Bridget Tolley, fille aînée de Gladys

« Je ne veux pas d’argent, je ne demande rien, explique-t-elle en pleurs. Je veux juste que l’on fasse bien les choses. Je ne veux pas que d’autres vivent ce que j’ai vécu. On ne devrait pas avoir à se battre pour connaître la vérité! »
Épilogue :
L’homme derrière le volant

À l'est de Gatineau, quelques kilomètres plus loin, un homme appréhende la date du 5 octobre, la veille du jour de son anniversaire. Cet homme devrait être heureux, prêt à célébrer, mais il est plutôt inquiet et quelque peu troublé.

Il y a 17 ans, à cette date précisément, il a vécu ce qu'il qualifie du pire moment de sa vie.

Serge Chalifoux n'a jamais oublié la nuit où il a heurté avec son véhicule de patrouille une sexagénaire autochtone dans la réserve algonquine de Kitigan Zibi. Même si cet événement tragique a eu lieu en 2001, il le hante chaque année.

« J'ai cherché des soins psychologiques [après l'accident], confie ce policier qui est maintenant à la retraite. J’ai toujours en tête l’image de la dame au moment de l’impact. »

« Est-ce que je vais oublier l'événement? Jamais, jamais, jamais! »

— Serge Chalifoux, ex-policier de la Sûreté du Québec

Serge Chalifoux vit difficilement avec ce drame, d'autant plus qu'il connaissait très bien la victime, Maniwaki étant une petite localité. « J'ai connu Gladys et son conjoint étant plus jeune. Elle venait souvent au dépanneur où je travaillais, évoque-t-il. Si je l'avais vue une fraction de seconde plus tôt, j'aurais pu l'éviter. »

L'après-accident a été très douloureux pour M. Chalifoux, qui a dû s'expatrier pour retrouver un semblant de vie.

« On m’a appelé The Indian Killer Cop. »

— Serge Chalifoux, ex-policier de la Sûreté du Québec

« J'ai quitté mon poste. J'ai quitté Maniwaki. À chaque année, du 15 septembre au 6 octobre, je me sens harcelé », affirme-t-il.

Parce que même s'il n'est plus à Maniwaki, il entend Bridget Tolley à la radio, il la voit à la télévision et dans les journaux revendiquer une réouverture d'enquête.

« Elle dit qu'il y a eu de l'ingérence? Non, ce n'est pas possible, plaide-t-il. Mon frère Michel Chalifoux, étant le directeur de poste, avait l'obligation de se déplacer. C'est une directive, l'organisateur de poste doit se déplacer dans toutes circonstances où il y a décès [impliquant un policier]. »

« Je comprends la peine de madame. Je la connais. Je l'ai toujours soutenue. À toutes les années, je pense à ça, dit-il, presque désespéré. Elle veut des excuses, mais m'excuser de quoi au juste? C'est un malheureux accident! »

« Je n'ai rien à cacher. C'est vraiment malheureux, mais il n'y a pas d'éléments criminels dans ce dossier. »

— Serge Chalifoux, ex-policier de la Sûreté du Québec

Tout comme Bridget Tolley, Serge Chalifoux soutient ne pas avoir été tenu au courant du déroulement de l'enquête qui a suivi la mort de Gladys Tolley. On ne l'a pas informé des conclusions. Il n’a reçu aucune lettre le disculpant. Il n'a jamais eu accès aux rapports.

« Même pour moi c’est dur d’obtenir les rapports, et je travaille dans la boîte, imaginez!, lance-t-il. Moi, étant impliqué dans l’accident, on n’a pas à me faire parvenir le rapport. »

Pour la première fois, 17 ans plus tard, grâce à Radio-Canada, il a pu lire les documents policiers. Et ce qu'il a lu l'a complètement renversé.
Une révélation

« La façon dont le rapport est pondu, ça laisse place à de l’interprétation considérable », laisse tomber Serge Chalifoux.

Les rapports sont mal rédigés, dit-il. Ils contiennent des contradictions et des incohérences qui ne changent pas à ses yeux les conclusions de l'enquête, mais qui peuvent semer des doutes dans la tête de Bridget Tolley.

« Je me mets à sa place et je me dis : pauvre Mme Tolley! Je comprends son insistance à avoir des réponses. Je comprends, maintenant, ses craintes et ses remises en question. »

Par exemple, comment se fait-il que dans l’un des rapports il soit écrit noir sur blanc que son frère Michel Chalifoux est responsable de la scène de l'accident, alors que dans un autre document il est clairement établi que c'est le chef de la police indienne qui en est responsable? D’ailleurs, c’est le souvenir qu’en garde Serge Chalifoux : le chef de la police indienne était toujours présent aux côtés du chef de la police de la SQ. Cette information a d’ailleurs été confirmée par Michel Chalifoux lors d’un entretien accordé à Radio-Canada.

Serge Chalifoux a aussi remarqué dans un rapport complémentaire qu’on semble attribuer une part de responsabilité à la défunte, la case « négligence de la victime » ayant été cochée. « Ç’a dû être un choc épouvantable pour Mme Bridget Tolley », compatit M. Chalifoux. Rien dans l’enquête n’est en mesure d’appuyer une telle affirmation, dit-il.

Bridget Tolley soutient que sa famille n’a pas pu voir le corps de sa mère. En relisant les rapports, Serge Chalifoux remarque en effet que les policiers ont mis un certain temps avant d’annoncer aux enfants de Mme Tolley la mort de leur mère. Il admet que « c’est inconcevable », il ne savait pas que cela s’était passé ainsi. Il a été mis en isolement, à la suite de l’accident.

« Je ne dis pas que les rapports sont tronqués [ou faussés], explique Serge Chalifoux, mais la façon dont ils ont été produits, effectivement, ça peut laisser planer un doute sur les circonstances des événements. »

Il faut être un expert pour comprendre que même s’il y a des contradictions et des incohérences dans les rapports, ça ne change rien à la conclusion de l’enquête, selon lui. Il n’y a pas de faute criminelle de sa part, insiste-t-il.

« Moi, je me mets dans la tête de Bridget Tolley qui se met à lire ça, elle ne voit pas les incohérences de cette façon-là. Elle voit ça comme une cachotterie! » conclue-t-il.

« Pauvre Mme Tolley! »

— Serge Chalifoux, ex-policier de la Sûreté du Québec

Que faut-il retenir de tout cela? S’il y avait eu plus de dialogue, moins de suspicion entre tous les acteurs impliqués, peut-être que Bridget Tolley n'aurait pas souffert pendant toutes ces années, avance M. Chalifoux.

Et peut-être que lui non plus n’aurait pas souffert de l’acharnement de Bridget Tolley à remettre sans cesse à l’avant-scène ce triste événement dans lequel elle le dépeint comme un meurtrier.

Cela fait 17 ans que Serge Chalifoux ne fête plus son anniversaire. « On n’oublie pas, mais on apprend à vivre », observe-t-il.

Pour son salut et celui de Bridget Tolley, il envisage la possibilité de faire ce qui aurait dû être fait il y a plusieurs années : s’asseoir avec elle et discuter respectueusement. Bridget Tolley, quant à elle, y réfléchit...

Photographe : Michel Aspirot
Graphistes : Chantal Mainville et Simon Blais

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