Un racisme partagé

Quand la tragédie des pensionnats pour Autochtones a refait surface en 2021, il s’en est trouvé pour prétendre que c’était une affaire « fédérale », une expression du colonialisme et du racisme « britanniques ». Et que le Québec n’avait jamais vraiment pris part pleinement à cette entreprise de génocide culturel.

Mais une nouvelle génération d’universitaires se plonge dans nos anciens livres d’école pour voir le genre d’Histoire qui s’est racontée au Québec au sujet des Autochtones. Et ce qui en ressort est une vision des « Indiens » propagée par le clergé catholique tout à fait conforme à ce que pensait l’autorité coloniale britannique.

Si les pensionnats pour Autochtones ont été établis à l’initiative du gouvernement fédéral, et s’ils ont été plus nombreux et créés plus tôt ailleurs au Canada, l’idéologie coloniale « civilisatrice » était partagée et disséminée avec enthousiasme par les responsables du système scolaire au Québec, comme ceux d’ailleurs au Canada. Un ouvrage paru l’automne dernier en fait la démonstration éloquente⁠.

L’historienne Catherine Larochelle a passé des années à éplucher les manuels scolaires du XIXe siècle pour voir ce qu’on enseignait aux écoliers québécois au sujet des « autres » : Noirs, Autochtones, Asiatiques, Arabes…

Elle s’attendait à trouver des préjugés de cet autre siècle, bien sûr. Mais pas à ce point. « La violence du matériel scolaire m’a étonnée », dit-elle en entrevue.

Autre constat : en comparant l’enseignement au Canada anglais et au Québec français, l’historienne a trouvé essentiellement le même contenu, la même représentation des « autres ». En un mot : le même racisme institutionnel ordinaire.

L’idéologie coloniale britannique qui a présidé à l’instauration des pensionnats pour Autochtones avait son pendant authentiquement québécois dans l’institution scolaire produit par des clercs catholiques.

« C’est très semblable », constate-t-elle. L’enseignement de l’Histoire au Québec n’était pas plus raciste qu’ailleurs au Canada, mais il ne l’était pas moins non plus. « En fait, ce qu’on enseignait ici était très représentatif de ce qui circulait dans le monde occidental », observe la professeure Larochelle.

La chercheuse de l’Université de Montréal, qui vient de publier l’essentiel de sa thèse sous forme d’essai, cite plusieurs extraits des manuels de l’époque.

En 1900, dans le premier manuel destiné à tous les élèves de 1re et 2e année du Québec, on peut lire que les premiers habitants de l’Amérique étaient des « sauvages qui ignoraient le nom du bon Dieu. C’étaient des barbares qui vivaient dans les ténèbres du paganisme. Ils ne pardonnaient jamais à leurs ennemis ».

On ne manquait pas de prêter des vertus stéréotypées à ces « hommes sauvages » : un courage indomptable, une force d’âme leur permettant de vivre dans des conditions difficiles et d’affronter des dangers permanents. Mais « ces quelques vertus naturelles étaient largement compensées par des vices odieux ou ridicules », écrivait en 1902 l’abbé Jean-Roch Magnan dans son Cours français de lectures graduées.

Ce n’est qu’un minuscule échantillon de ce qui était enseigné au Québec, dans un système scolaire largement contrôlé par l’Église catholique.

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C’est un peu par hasard, en travaillant sur l’orientalisme au Québec, que Catherine Larochelle a élargi son champ de recherche, en lisant avec stupéfaction le matériel scolaire. En fouillant dans les archives, elle a réalisé que loin d’être une société isolée des courants intellectuels occidentaux, le Québec intellectuel et institutionnel du XIXe siècle vibrait au même diapason.

« J’avais l’image d’un Québec refermé sur lui-même au XIXe siècle. J’ai réalisé qu’au contraire, il y avait une énorme production intellectuelle. On recevait la littérature étrangère, on participait aux Expositions universelles, etc. » Bref, le Québec était déjà très ouvert au monde des idées contemporaines.

De même, les manuels scolaires de géographie ou d’histoire n’étaient pas simplement importés ou traduits. Ils étaient le fruit d’une abondante production locale – essentiellement sous la tutelle de religieux.

Les pédagogues catholiques du temps étaient au fait des dernières idées à la mode, lisaient les revues spécialisées en anglais ou en français et y contribuaient fréquemment.

« Le Québec gagnait des prix pour son système scolaire au XIXe siècle dans les Expositions universelles. »

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Bien sûr, ce n’est plus, depuis longtemps, l’histoire qui est enseignée dans les écoles. Les choses ont changé au fil du XXe siècle. L’histoire des pensionnats est enseignée aujourd’hui.

Mais avant d’en arriver là, après avoir promu la vision ouvertement méprisante et hostile de « l’Indien », on l’a campé dans le rôle du personnage ethnographique, pour ainsi dire. On l’a sorti des livres. L’Autochtone existe vraiment dans l’histoire tant que les Européens ne sont pas arrivés. Ensuite, il est question de lui en fonction de ses alliances avec les puissances coloniales. Et une fois réglées ces guerres du XVIIIe siècle, il disparaît. Il n’est plus dans l’histoire. C’est un absent.

Les Autochtones n’ont plus de pertinence dans le récit national à partir du moment où ils ne jouent pas de rôle secondaire dans les conflits entre Anglais et Français. On n’a plus besoin d’eux dans l’histoire.

Pour l’historien François-Xavier Garneau, par exemple, les Iroquois se sont « effacés comme les forêts qui leur servaient de refuge ».

« On ne voyait pas l’Autochtone, ce n’est pas ce que les historiens cherchaient », dit Catherine Larochelle.

L’attention des historiens, sans surprise, était centrée sur la construction nationale, que ce soit du point de vue anglo-saxon ou du point de vue « canadien-français ». L’histoire canadienne enseignée au XIXe siècle en français laissait plus de place aux nations autochtones, parce qu’on insistait davantage sur la Nouvelle-France. Mais dans les deux langues scolaires, le personnage de l’Autochtone était également méprisé et méprisable, observe-t-elle.

À côté de cela, quand les Anglais parlaient des Français, ou les Français des Anglais, chaque groupe présentait l’autre comme représentant aussi légitime de l’espèce humaine – sans pour autant lui être sympathique.

Cet enseignement n’était pas uniquement le fruit de l’ignorance. Il servait un objectif politique, écrit l’auteure. Il servait de fondement moral et de justification à la conquête des territoires et au génocide culturel, qui était entrepris en toute connaissance de cause et la conscience tranquille.

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Le récit scolaire sur les Autochtones n’est qu’une portion de la recherche de l’historienne, qui passe en revue la représentation de tous les « autres » tels que les voient les manuels officiels scolaires québécois. Chaque « race » est décrite, ses attributs physiques stéréotypés, son prétendu caractère, sa valeur, etc. L’abbé Jean Holmes, protestant converti au catholicisme, a produit un manuel de géographie qui a servi dans les collèges classiques pendant tout le XIXe siècle, qui est à lui seul une petite bible du racisme.

Le groupe le plus « déshumanisé » dans les manuels est celui des Noirs, qu’ils soient africains ou afrodescendants.

Quand il est question de la culture du coton aux États-Unis, les auteurs notent qu’elle est effectuée par des « nègres », mais ne mentionnent pas, ou alors en glissant, le système d’esclavage. Quand il est question d’esclavage, les auteurs disent qu’il est organisé en Afrique par les Arabes… mais passent sous silence presque totalement le rôle des Européens.

Tout ceci n’est pas pour dire que l’histoire canadienne s’est écrite avec le même degré de violence que celle des États-Unis – de l’esclavage à la Conquête de l’Ouest.

Simplement, les « autres » ont tous un déficit de légitimité, de civilisation, ou carrément d’humanité.

Et quand on observe ce que les élites pédagogiques québécoises avaient choisi d’enseigner aux élèves, quand on examine les idées racistes véhiculées par ces clercs pendant qu’on élaborait le projet des pensionnats, on ne peut pas prétendre sérieusement que le Québec a fait bande à part au Canada. C’est d’une histoire commune qu’il est question.

L’école du racisme

Catherine Larochelle

Les Presses de l’Université de Montréal

352 pages

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