Entretien avec un militant du Réseau libertaire Brume Noire en Gaspésie

Du Collectif Emma Goldman

Ce printemps, le Réseau libertaire Brume Noire a gentiment accepté notre invitation pour un entretien au sujet du militantisme anarchiste dans les territoires Mi’kmaw non cédé de la soi-disant Gaspésie. Notre intérêt à jaser avec eux et elles vient de certaines similitudes quant à notre situation géographique (isolement et région périphérique notamment), mais également des luttes en cours contre l’extractivisme et en solidarité avec les Premiers Peuples de part et d’autre. Un militant du Réseau, Nokturn, a été délégué pour cet entretien.

BCEG : Salut Nokturn! Le Réseau libertaire Brume Noire (RLBN) aura quatre ans cet automne, comment décrirais-tu le fonctionnement du réseau et à quel endroit est-il actif?

Nokturn : Le Réseau Libertaire Brume Noire est actif sur la pointe Gaspésienne. Nous nommons le secteur ainsi pour reconnaitre qu’il s’agit, pour nous et d’autres personnes, d’un territoire (celui du Gespe’gewa’gi) non cédé Mi’kmaw et parce que nous couvrons plusieurs villages qui sont agglomérés aux villes depuis les expropriations à cause de l’industrialisation. Le Réseau a un objectif simple, celui de ‘réseauter’. C’est-à-dire, relier les initiatives libertaires, qu’elles soient déjà en place ou pas encore nées, afin de démocratiser les points de vue révolutionnaires dans la sphère publique et populaire. En d’autres termes, créer une éducation populaire locale digne de ce nom avec les acteurs de cette localité et créer les rencontres nécessaires pour un avancement des idées conjointes. Nous tentons de nous rappeler le plus souvent possible certains principes qui semblent échapper parfois même aux plus libertaires d’entre nous, tel la diversité des tactiques (apprendre son rôle dans des perspectives inconnues ou incomprises) ou encore la camaraderie en dehors des médias sociaux et des univers dominants. Le Réseau n’est pas initiateur d’alternative directement, mais il met en place les opportunités pour que les personnes désireuses de changement puissent trouver des outils ou des rencontres dans leur communauté et déployer des moyens pour accentuer la révolution.

BCEG : La Gaspésie a un passé assez riche en expériences libertaires. Sur une base philosophique, on pourrait remonter à l’organisation politique égalitaire des Miꞌkmaq et à la révolte des pêcheurs de Rivière-au-Renard (1909), que Mathieu Houle-Courcelles mentionne dans « Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860-1960) ». Dans les dernières décennies, le territoire a notamment vu arriver une multitude d’expériences contre-culturelles et alternatives, ainsi que des communautés intentionnelles libertaires et écologistes. Dans cette histoire assez morcelée, qui a sans doute parfois manqué de cohésion, quels sont les éléments que l’animation d’un réseau politique explicitement libertaire peut apporter de nouveau à votre avis?

Nokturn : Premièrement, le Réseau tente d’apporter, en plus de luttes et inspirations internationales, une reconnaissance des mouvements locaux que vous avez mentionnés. Il est important de comprendre le contexte géopolitique et notre passé en lutte afin de mieux cerner les enjeux actuels qui y sont fort probablement reliés. Il devient important de faire valoir les pensées révolutionnaires gaspésiennes, qu’elles soient autochtones ou allochtones.

Ensuite, en organisant une culture militante populaire, ces mouvements deviennent ancrés dans notre imaginaire et notre identité collective. Un des éléments des luttes dans les exemples que vous mentionnez est la spontanéité. Autant pour réagir lorsqu’une situation opprimante se présente, mais également pour construire et démontrer que d’autres options sont possibles et tout autant valables. Il faut être prêt à s’adapter et changer de méthodes.

Aussi, le réseau permet de relier les alternatives libertaires sur la Pointe afin qu’elles puissent créer un tissu social en marge et créer une véritable économie locale visant une certaine souveraineté. En menant ensemble les luttes, il est possible d’apporter un meilleur soutien sur le territoire qui est assez vaste. Depuis l’urbanisation au Québec, les territoires éloignés subissent un contre poids des gens qui quittent la ville pour se réinstaller dans les régions et il se crée un combat de la ‘ruralité versus la banlieue’. Les gens qui s’installent dans les régions éloignées ne sont pas nécessairement des gens qui veulent délaisser leurs privilèges et plutôt même rester dans le confort qu’ils connaissent. Pour que ces personnes fassent partie de la lutte, il est de notre devoir de les inclure dans les alternatives pour créer le changement nécessaire dans leurs habitudes et la compréhension des fonctionnements en communauté.

BCEG : Outre le RLBN, peux-tu nous faire un petit portrait des différents groupes ou initiatives militants qui luttent dans la région et les idées qu’ils et elles portent?

Nokturn : Nous avions créé un petit dépliant sur les alternatives libertaires en Gaspésie autour de la Pointe. Probablement que ce serait bien de le mettre à jour! Il y a des écovillages et hameaux intéressants, des projets de communautés comme des coops d’habitation ou de solidarité, de plus en plus d’alternatives maraîchères en permaculture (paniers bio, souveraineté alimentaire, projets municipaux comme Nourrir notre monde), des groupes citoyens ou militants tel La planète s’invite au parlement ou Solidarité Gaspésie, le comité ZEN, des lieux autogérés comme le Loco local… quelques alternatives médiatiques comme le journal La grève également ou encore les archives révolutionnaires de la Bardane à St-Louis. Le désir et la volonté de construire en marge sont bien présents, même dans les sphères publiques comme avec les soins de sages-femmes ou les centres de petite enfance en constant combat. Des valeurs importantes sont celles qui se lient au communautaire. Ici, les centres communautaires et les groupes de discussion et d’entraide sur les médias sociaux sont chose régulière afin de pallier le manque de services, la distance ou d’autres problématiques qui sont liés au capitalisme, à l’isolement et à l’exode rural. Il y a aussi bien sur nos amis Miꞌkmaq qui sont présents pour défendre les mouvements et enjeux autochtones et avec qui nous sommes très prêts pour aider notre décolonisation.

BCEG : Au cours des dernières décennies, avec la vigueur des mouvements contre-culturels et l’opposition à la tenue des grands sommets portant sur les traités de libre-échange, la représentation de l’anarchisme a beaucoup été associée aux grands centres urbains et à l’organisation de la jeunesse et des groupes marginalisés qui y habitent. Comment perçois-tu les possibilités révolutionnaires et l’implantation sociale des idées libertaires en milieu rural?

Nokturn : Personnellement, je ne crois pas que ce soit une possibilité, mais une nécessité. Le capitalisme se base sur la privatisation et la surproduction, donc les centres urbains. En Gaspésie, il est facile de voir dans l’histoire ouvrière les exemples de dépossessions du gouvernement lors de la centralisation d’Après-guerre et de l’exode rural. Les communautés se sont vues privées de leurs services et une pauvreté intellectuelle a été exploitée. Pire, des villages expropriés. Donc, le retour en région fait partie d’un mouvement anticapitaliste, quand il vient avec un changement de mode de vie également (parce que beaucoup de gens veulent conserver leurs privilèges de banlieue ou métropoles en revenant en région). Les idées libertaires ont une place de choix dans les régions puisque les militants peuvent se concentrer sur la construction d’alternatives et pas seulement sur la réaction (défensive), étant souvent sur des combats urbains comme la gentrification ou les constants problèmes créés par les grands centres. Les mouvements libertaires doivent prendre place sur les territoires non cédés des Premières Nations également dans une perspective anticoloniale, beaucoup de ces espaces faisant partie des régions.

BCEG : Qu’est-ce que tu vois comme les plus gros défis qui peuvent se poser à la persistance dans le temps (et peut-être aussi la croissance) des groupes militants dans votre coin?

Nokturn : La rétention dans la région est un défi de taille qui laisse des marques. Le manque de logement et les personnes qui restent ici seulement l’été, en plus du cégep, font en sorte qu’une dynamique particulière s’installe et il devient difficile de créer une certaine constance dans les alternatives. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la création du réseau, afin de pouvoir lier les gens par un tissu social autonome au travers des projets. La constance c’est une vertu qui est difficile dans plusieurs spectres, mais tellement importante pour la création d’alternatives concrètes. Sinon, bien entendu, l’étau toujours plus serré du capitalisme qui vient poser des barrières à la collectivisation et décentralisation de nos espaces et territoires, mais ça, c’est la raison pour laquelle nous sommes libertaires et solidaires.

BCEG : La question que je vais te poser apparaîtra peut-être curieuse, elle fait néanmoins appel à votre interprétation de la conjoncture régionale et des rapports de pouvoir, des entreprises, des personnalités influentes et des institutions qui y tirent les ficelles. Dans votre analyse, qui domine la soi-disant Gaspésie (en territoire Miꞌkmaw non cédé)?

Nokturn : D’un point de vue spirituel, c’est la nature qui dirige la Gaspésie. Comme partout ailleurs. Nous ne sommes qu’un passage sur cette planète et elle s’en tirera bien avec ou sans nous. Mais dans un contexte géopolitique, c’est bien évidemment les gouvernements provinciaux et fédéraux qui ont le plus de pouvoir sur les municipalités. Selon nous, les théories de Bookchin pourraient inspirer les mouvements municipaux à gagner en décentralisation. Beaucoup de municipalités en parlent, mais peu en font une pratique ou forment des actions pour gagner en autonomie. Les MRC ont des pouvoirs particuliers également sur les municipalités qui limitent les prisent de décision de manière étrange. Avec la victoire récente sur Galt, il fait bien de nous rappeler que le pouvoir appartient à qui veut le prendre, et surtout dépend de la manière qu’il est utilisé.

BCEG : Merci de nous avoir accordé cet entretien et au plaisir de vous rencontrer!

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