Au revoir, Abby Lippman

Nous avons été bouleverséEs et attristéEs d’apprendre le décès inattendu de notre amie et camarade de lutte Abby Lippman (le 26 décembre dernier à Montréal, à l’âge de 78 ans). Lui rendre hommage est un exercice périlleux. L’ampleur de ses engagements et son rôle marquant auprès des différentes communautés qui l’ont côtoyée font qu’il est impossible de rendre justice à ses réalisations et de décrire l’immensité du vide qu’elle laisse par son absence.

Née à Brooklyn, Abby fait un baccalauréat en littérature comparative à l’Université Cornell et s’implique activement au sein des mouvements syndical et féministe. Elle s’installe ensuite à Montréal et obtient un doctorat en génétique humaine à l’Université McGill, où elle devient professeure au Département d’épidémiologie. Elle y mène des recherches sur les technologies médicales dans une perspective féministe, s’intéressant aux dérives de la médecine dans un système capitaliste.

L’un de ses plus récents sujets de recherche porte sur la campagne de vaccination contre le VPH, dont elle se veut critique étant donné l’absence de données probantes à long terme, notamment sur les effets indésirables encourus par les jeunes femmes. Elle met aussi en lumière les liens sournois entre le financement pharmaceutique et la recherche universitaire, ainsi que le rôle néfaste des lobbyistes sur les politiques de santé provinciales et fédérales.

Individualisme consumériste

Abby développe le concept de « néomédicalisation » pour décrire le processus par lequel « on assiste à la création et à la commercialisation de maladies dans le but de vendre des médicaments, de même qu’au repérage de situations naturelles comme causes potentielles de maladies futures ». Elle dénonce « l’individualisme consumériste » qui réduit les enjeux de santé à une question dépolitisée de « choix individuels », et établit des liens avec les luttes d’autodétermination autochtones et les mouvements contre la discrimination capacitiste, entre autres. Elle met en avant une analyse intersectionnelle pour comprendre les conséquences perverses de faire porter aux seuls individus le fardeau de leur propre santé dans une société inéquitable.

Dans un texte récent publié dans les Cahiers du socialisme, elle affirme avec grande lucidité que la néomédicalisation masque « le fait que la dérégulation, la privatisation et le capitalisme incarnent de vrais risques pour la santé » et que c’est ce à quoi il faut s’attaquer en priorité. Afin d’améliorer la santé globale dechacun et de chacune, Abby revendique de transformer les déterminants structurels de la santé — les systèmes social, politique et économique qui créent les iniquités — dans l’optique d’atteindre la justice sociale par l’action collective.

Beaucoup d’hommages dans les médias et les réseaux sociaux évoquent le travail d’Abby comme professeure et chercheuse. Son analyse critique rigoureuse et assidue va certainement manquer au monde universitaire. Cependant, ce sont les mouvements pour la justice sociale, la gauche radicale comprise, qui perdent une militante irremplaçable, décrite par plusieurs comme une force de la nature.

Outre son engagement envers les enjeux de santé, elle milite au sein du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien, elle siège au conseil d’administration du Centre de lutte contre l’oppression des genres et collabore avec le Centre communautaire des femmes sud-asiatiques, toujours dans une démarche intersectionnelle et intergénérationnelle. Elle se porte à la défense des migrantEs, notamment ceux et celles qui ont été cibléEs par les effets de la « guerre au terrorisme ». Nous ne pouvons dans ces quelques lignes dresser une liste exhaustive des engagements d’Abby, et elle nous en voudrait probablement de le faire, car elle est très critique envers la culture de l’exceptionnalisme prônée par notre société individualiste.

Justice sociale et humilité

En 2012, lorsque le journal À Bâbord ! l’approche et lui demande d’écrire sur une femme inspirante, elle accepte d’y participer, mais, fidèle à elle-même, elle refuse de nommer une seule femme. Son magnifique texte intitulé « Une voix plurielle à la première personne » se termine ainsi : « Mais je m’abstiendrai de retenir une seule voix, un seul fil, une seule femme exceptionnelle qui serait mon inspiration. Ce sont toutes ces femmes, leur humanité, leurs colères, leur militantisme, leur persistance et leur sens de l’humour, qui font ce choeur exceptionnel qui ne cesse de m’inspirer. »

Cette phrase résume bien la façon d’être d’Abby : incroyablement dévouée aux luttes pour la justice sociale et tout à la fois dotée d’une immense humilité. Au-delà de ses réalisations innombrables et de la marque qu’elle laisse sur des générations de militantEs, c’est à son humanité et à son authenticité qu’il est plus difficile de rendre hommage. Ce sont les moments passés dans son salon à discuter — sa porte était toujours ouverte —, son empathie, sa grande générosité envers les gens de partout et de nulle part, sa curiosité, sa créativité jamais éteinte par les années de lutte, son amour des autres et son espoir inébranlable qui vont nous manquer le plus cruellement.

Chère Abby, tu as transmis un flambeau riche d’engagements et d’espoir aux générations qui te suivent. Nous le prenons avec humilité et espérons de tout coeur y être fidèles. Avec amour, fragilité et solidarité. Tes amiEs.

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