Un mort, une vidéo et mille questions

C’est une vidéo de quatre minutes qui donne froid dans le dos et soulève mille questions. Elle raconte la mort d’un homme. La fin tragique de Pierre Coriolan, 58 ans. Un homme noir, pauvre, en détresse psychologique, tombé sous les balles du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), le 27 juin 2017. Une mort évitable, selon des membres de sa famille qui doivent déposer aujourd’hui une poursuite civile contre la Ville de Montréal et rendre publique la vidéo troublante – que La Presse a pu voir – de l’intervention policière qui a mené à sa mort.

Le jour de sa mort, Pierre Coriolan venait d’apprendre qu’il allait être expulsé de son HLM. Pour lui qui avait trois fois rien, c’était comme être expulsé de sa propre vie. Son monde s’est écroulé. Vers 19 h, les policiers ont reçu un appel concernant un homme en crise qui, dit-on, était en train de tout démolir dans son appartement. À leur arrivée sur les lieux, selon les renseignements donnés au Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), chargé de faire la lumière sur l’affaire, les policiers « auraient été confrontés à un homme tenant un tournevis dans chaque main ».

Comment Pierre Coriolan a réagi en voyant arriver les policiers ? Les a-t-il menacés ? La vidéo ne le dit pas. Elle commence après, alors que l’homme, en crise, est dans le corridor de son immeuble et que les policiers tentent de le maîtriser. Dès le début de l’intervention, on entend deux coups de Taser, donnés à assez bref intervalle. La vidéo ne permet pas de savoir si M. Coriolan a été atteint par ces coups. Il semble très agité. Il parle en français et en créole. On a du mal à distinguer ce qu’il dit. Il est encore debout. Puis, très vite, plusieurs coups sont tirés. Des balles de caoutchouc et des balles réelles. On voit ensuite M. Coriolan à genoux. Une autre balle est tirée. L’homme s’effondre sur le côté. Alors qu’il est couché, un policier enjambe son corps et lui frappe le bras, vraisemblablement pour essayer de lui faire lâcher ce qu’il tient à la main – on ne voit pas s’il s’agit d’un tournevis ou d’un couteau. La tentative semble échouer.

Alors que l’homme est toujours allongé, blessé, un autre policier prend son bâton télescopique et lui assène deux coups de manière assez violente.

Sur les quatre minutes de la vidéo, l’intervention policière en tant que telle dure en tout et pour tout une minute dix secondes – après, on entend les policiers parler alors que M. Coriolan, gravement blessé, ne bouge plus. « En une minute et dix secondes, les policiers ont utilisé quatre outils [Taser, arme tirant des balles de plastique, arme de service, bâton télescopique]. Or, on parle d’une intervention auprès d’une personne en crise. On parle d’une problématique de santé mentale », souligne Me Virginie Dufresne-Lemire, qui représente des membres de la famille Coriolan.

« C’était quoi, l’urgence ? Y avait-il une bombe atomique qui sautait si ce n’était pas réglé dans les 30 secondes ? », demande pour sa part Me Alain Arsenault, qui agit à titre d’avocat-conseil dans ce dossier. « Ce que j’ai compris, c’est que les policiers ont été appelés parce que l’homme en crise détruisait sa propre télévision dans son propre appartement. Il ne détruisait pas les choses du voisin. Il criait fort. C’était donc une plainte de bruit. Est-ce si important qu’on doive agir aussi rapidement même si ça entraîne la mort d’une personne ? »

Selon l’avocat qui a représenté plusieurs victimes de bavures policières, la vidéo révèle une intervention « brutale » et « disproportionnée » qui ne suit pas les règles établies dans de tels cas.

« Ce n’est pas un gars qui sort de la banque avec une mitraillette comme dans le bon vieux temps. C’est quelqu’un qui est mal pris, qui est malade et qui est en crise. »

— Me Alain Arsenault

« La première victime de M. Coriolan, c’est lui-même », observe Me Arsenault. Avant l’intervention des policiers, M. Coriolan était pour ainsi dire à la fois son propre agresseur et sa propre victime. « On a préféré tirer sur l’agresseur [plutôt] que de protéger la victime. »

Pour Me Arsenault, cette vidéo montre que le SPVM n’a pas tiré de leçons du passé. Le cas de M. Coriolan rappelle notamment celui d’Alain Magloire, un sans-abri en détresse psychologique qui a été abattu de plusieurs balles, en février 2014, au centre-ville de Montréal. « Beaucoup d’éléments sont identiques. Il y a eu un rapport du coroner élaboré qui fait l’historique de ce genre de dossiers et nous dit : voilà maintenant ce qu’on doit faire dans de tels cas ».

L’intervention préconisée dans de telles situations devrait consister en une « désescalade verbale » pour faire baisser le ton et la tension. C’est aussi ce que recommandait le coroner à la suite de la mort, en 2011, de Mario Hamel, un sans-abri en crise qui éventrait des sacs d’ordures avec un couteau, et de Patrick Limoges, un passant qui a reçu une balle perdue dans l’intervention policière. Malheureusement, la vidéo rendue publique aujourd’hui montre que les mêmes erreurs ont été reproduites, souligne Me Arsenault. « On s’est retrouvé dans un endroit clos. On n’a pas fait venir les gens spécialisés en intervention. On n’a pas été capables d’établir une conversation avec M. Coriolan et de le laisser décompresser. Plusieurs policiers ont crié après lui, continuellement – on sait que c’est contre-indiqué. Et on a utilisé très rapidement des moyens importants – Taser, bâton télescopique, coups de feu. Très, très rapidement. »

Bref, au lieu de désamorcer la crise, on semble l’avoir exacerbée, même après que l’homme a été touché par des projectiles. « Il est à genoux, manifestement atteint et déboussolé, et on continue à le frapper ! »

Invoquant le fait que l’enquête du BEI est toujours en cours, le SPVM n’a souhaité émettre aucun commentaire sur l’intervention ayant mené à la mort de M. Coriolan et sur les questions soulevées par cette vidéo. Son porte-parole, Ian Lafrenière, souligne toutefois qu’il est faux de prétendre que le SPVM n’a tiré aucune leçon de l’affaire Magloire. « On peut toujours faire mieux. Le risque zéro n’existe pas. Mais on fait plein de choses pour s’en approcher », dit-il, en citant notamment le fait que le SPVM a doublé l’accessibilité du Taser et a désormais 260 policiers qui ont reçu la formation « Réponse en intervention de crise » (RIC). Il s’agit de policiers volontaires, qui ont minimalement trois ans d’expérience de patrouille et qui sont formés pour la « désescalade verbale » en cas de crise. « Cette année, on prévoit en former 85 autres. »

L’ex-policier et documentariste Will Prosper, qui est membre du comité de soutien de la famille Coriolan, souligne que trois choses jouaient contre M. Coriolan en partant : la couleur de la peau, le statut social et un problème de santé mentale.

Comment un homme approchant la soixantaine, à genoux au sol, avec possiblement un tournevis à la main, peut représenter une telle menace qu’il faille l’abattre ? se demande l’ex-policier, qui, avec son comité, lance aujourd’hui une campagne de sociofinancement pour venir en aide à la famille en deuil.

« Comment se fait-il que les policiers n’aient pas attendu pour se dire : “Il est au sol, il est immobilisé, il ne représente aucune menace” ? Pourquoi ne pas avoir tenté de lui parler ? »

Comment se fait-il…

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