Tragédie à Akwesasne : Et si on écoutait les groupes d’aide

« Ça va être une catastrophe humanitaire. » « Les passeurs vont s’en donner à cœur joie. » « Les passages clandestins vont exploser. »

Toutes ces phrases ont été prononcées il y a une semaine à peine par les porte-parole d’organismes travaillant directement auprès des demandeurs d’asile du côté canadien de la frontière.

Ils venaient juste d’apprendre que les gouvernements canadien et américain élargissaient l’Entente sur les tiers pays sûrs et que, dès le 25 mars, il ne serait plus possible de traverser la frontière entre les États-Unis et le Canada pour demander l’asile de l’autre côté sans être refoulé, hormis quelques exceptions. Ni par le chemin Roxham ni à un poste-frontière officiel. Nulle part sur la frontière canado-américaine.

Ces organismes qui connaissent les migrants et leur réalité ont tout de suite vu le danger et l’ont dit haut et fort1. Les a-t-on écoutés ?

Cette alerte résonne encore plus fort aujourd’hui. Depuis que huit personnes ont été retrouvées mortes dans un marais sur la réserve d’Akwesasne, à cheval sur le Québec, l’Ontario et l’État de New York. Selon ce qu’on a appris vendredi alors que l’enquête progressait, les deux familles – l’une indienne, l’autre roumaine – tentaient de traverser du Canada vers les États-Unis à bord d’une embarcation qui a chaviré. Le propriétaire du bateau, Casey Oakes, est introuvable. Un drame sans nom qui implique deux enfants en bas âge, dont un petit citoyen canadien.

Bien sûr, il serait dangereux d’établir un lien de cause à effet direct entre cette tragédie et les modifications au traité américano-canadien visant les migrants. On ne connaît pas tous les détails de cette traversée et ce qui a mené à ce drame. Les principaux intéressés ne sont plus là pour témoigner.

Mais ce serait encore plus dangereux de ne pas voir de liens du tout. D’ignorer que chaque changement de règle au Canada comme aux États-Unis fait des vagues parmi les populations migrantes et est souvent accompagné de mouvements de panique et d’occasions en or pour les passeurs.

Pour s’en convaincre, il faut retourner à l’histoire du fameux chemin Roxham, qui, jusqu’à l’élection de Donald Trump, était inconnu du grand public. Cependant, dès que le président républicain est arrivé au pouvoir en 2017, après plus de deux ans de campagne contre l’immigration irrégulière, beaucoup de familles, notamment originaires d’Haïti, ont mis le cap sur le Canada parce qu’elles craignaient d’être renvoyées dans leur pays d’origine.

Après des passages ardus dans l’ouest du Canada, le petit chemin de Montérégie – plus sûr – est devenu la principale porte d’entrée pour ceux qui n’avaient pas le droit de demander l’asile en passant par Saint-Bernard-de-Lacolle ou un autre poste-frontière.

Comment peut-on s’attendre à ce que la disparition soudaine de cette sortie de secours – aussi informelle que prévisible – ne soit pas accompagnée par l’apparition de nouveaux passages clandestins dans des endroits plus dangereux ?

Surtout que ces changements surviennent au moment même où le gouvernement américain sévit durement contre toutes les entrées irrégulières sur son territoire tout en limitant le droit de demander l’asile.

La tragédie d’Akwesasne est un terrible avertissement pour les jours, les mois à venir.

Et il n’est pas le seul incident de la dernière semaine. Le 25 mars, jour du changement des règles, les agents américains qui patrouillent dans les environs de la frontière près de Champlain, dans l’État de New York, ont intercepté une femme d’origine mexicaine qui marchait sans chaussures à proximité de la frontière et qui était totalement désorientée. Elle a été hospitalisée.

« Les demandeurs d’asile qui sont à Montréal se demandent ce que les nouvelles règles veulent dire pour eux, pour leurs familles qui font déjà route vers le Canada », me disait vendredi Mélissa Claisse du Collectif Bienvenue, une organisation montréalaise qui vient en aide aux demandeurs d’asile les plus vulnérables. « Il y a beaucoup de peur. Et cette peur va pousser des gens dans la clandestinité. Il va y avoir plus de morts. Des morts évitables », prédit-elle.

Il est peut-être temps de l’écouter.

On aurait aussi dû mieux tendre l’oreille quand les organismes communautaires qui s’occupent des demandeurs d’asile ont appelé à l’aide en janvier dernier. Ils étaient une douzaine autour de la table à demander au gouvernement du Québec de leur donner les moyens d’accueillir convenablement ces milliers de famille demandant la protection du pays2. Pas une seule fois lors de cette conférence n’ai-je entendu qu’il fallait barricader la frontière. Qu’on n’avait plus de place.

Le gouvernement caquiste a débloqué des fonds d’urgence, mais a continué à demander à Justin Trudeau la « fermeture » du chemin Roxham en estimant qu’on « n’a pas la capacité d’accueil » nécessaire, pour reprendre les mots de François Legault.

Or, on a bien la capacité d’accueil qu’on veut se donner.

Stephan Reichhold, porte-parole de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, a surtout l’impression que le message qu’il a envoyé avec ses collègues a été mal compris.

Vendredi, M. Reichhold, Mme Claisse et plusieurs autres ont manifesté devant le bureau de circonscription de Justin Trudeau pour demander la fin de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Ils protestaient parce qu’ils considèrent que les États-Unis, qui détiennent un nombre impressionnant de migrants en plus de ne donner aucune aide aux demandeurs d’asile qu’ils reçoivent, ne sont pas un « pays sûr » pour ces derniers. Parce que les dangers à la vie et à la dignité humaine sont évidents.

La Cour suprême se penche sur tout ça, mais en attendant, on pourrait peut-être réellement prêter attention à leurs doléances. Elles sont rarement dans le champ.

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