Ces silences qui tuent

La profession médicale tend à se considérer comme « neutre ». Cette prétention à la neutralité ignore le rôle déshumanisant et ignoble qu’ont joué les médecins dans l’esclavage aux États-Unis, le régime nazi en Allemagne et le colonialisme médical ici, au Canada. Elle ne tient pas non plus compte de la bienveillance à géométrie variable des centres pédiatriques au Canada, se portant volontaires pour accueillir des enfants ukrainiens l’année passée, mais pas les enfants du Yémen ni ceux de Gaza actuellement. Elle occulte aussi l’hypocrisie de la Société canadienne de pédiatrie, qui demandait à ses membres en 2022 de ne « pas rester silencieux » et d’« agir » à la suite de l’invasion de l’Ukraine, mais qui a refusé d’appeler à un cessez-le-feu en Palestine le mois dernier.

Lorsqu’on prend conscience de cette fausse neutralité et qu’on déroge aux valeurs dominantes de l’establishment médical, on dérange. En réaction à mon implication face aux injustices ici et ailleurs, un influent médecin du centre hospitalier universitaire où je faisais mes stages m’avait averti que « des gens [de pouvoir en médecine] attendent que tu fasses une erreur », et m’avait conseillé de prioriser mes études au lieu de m’engager socialement… comme si l’un excluait l’autre !

Vingt ans plus tard, je suis troublé par les entraves à la liberté d’expression que subit une nouvelle génération d’étudiants en santé qui dénoncent la violence inouïe infligée aux Palestiniens. Depuis des semaines, des dizaines d’étudiantes (en grande majorité des femmes) de différentes universités m’ont confié se sentir isolées et impuissantes devant la censure. Elles sont encore plus désemparées par le fait que les professeurs qui les encourageaient jadis à dénoncer les injustices gardent le silence par crainte de représailles.

Des étudiants sont punis lorsqu’ils expriment leur soutien au peuple palestinien. Arij Al Khafagi, présidente de l’Association des étudiants en sciences infirmières à l’Université du Manitoba, et Yipeng Ge, résident en santé publique et médecine préventive à l’Université d’Ottawa, ont été suspendus de façon douteuse après avoir partagé des messages critiques des politiques d’Israël sur les réseaux sociaux.

Le cas du Dr Ge soulève la cruelle hypocrisie que souligne bien Fabrice Vil dans sa chronique dans La Presse : tandis que le cas hypermédiatisé de la professeure Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa a fait couler beaucoup d’encre au Québec en 2020, les chroniqueurs qui montaient aux barricades à la défense de la liberté universitaire sont inaudibles à la suite de la suspension du Dr Ge. La liberté d’expression est-elle plus importante lorsqu’il s’agit d’utiliser « le mot en n » que lorsqu’elle vise à protéger la vie, la dignité et la liberté des Palestiniens ?

Shree Paradkar a récemment abordé ce climat institutionnel toxique dans sa chronique du Toronto Star. Elle évoque les représailles professionnelles subies par certains des 3000 signataires d’une Déclaration urgente contre la destruction du système de santé à Gaza par Israël, lancée par l’Alliance des travailleurs-euses de la santé pour la Palestine le 10 novembre : un médecin arabo-québécois a expliqué à Paradkar, sous couvert d’anonymat, qu’il « ne s’agissait pas seulement d’un cas de muselage et de harcèlement intense, mais aussi, très franchement, de diffamation ».

Ces cas médiatisés ne sont que la pointe de l’iceberg. Et ce, à tel point que l’Association des médecins autochtones du Canada a diffusé cette semaine une déclaration contre l’intimidation des étudiants en médecine « qui sont sanctionnés pour avoir fait écho à la douleur et à la souffrance des civils à Gaza » et avoir dénoncé les violences qui en sont à l’origine. Shree Paradkar pose la question fondamentale suivante : « Dans quel monde les médecins qui disent “arrêtez de tuer” ou “ne bombardez pas les hôpitaux” vont-ils à l’encontre de leurs obligations professionnelles, morales ou éthiques ? »

Un rapport publié en 2022 par Voix juives indépendantes Canada (VJI), Lever le voile sur un climat délétère, explique qu’on « peut établir un lien entre ces attaques [représailles, harcèlement, intimidation] et les efforts déployés par des groupes de pression pro-israéliens pour promouvoir la définition de travail de l’antisémitisme mise en avant par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) », qui « représente une tentative sans précédent de qualifier d’“antisémitisme” toute critique de l’État d’Israël ou de l’idéologie politique du sionisme ».

Dans sa chronique, Shree Paradkar vise juste lorsqu’elle affirme qu’il devrait être possible de critiquer les politiques israéliennes tout en dénonçant sans ambages l’antisémitisme et les crimes haineux perpétrés contre les communautés juives, elles-mêmes sous le choc des pertes déplorables de vies israéliennes lors de l’offensive du Hamas le 7 octobre.

Pour sa part, VJI prône la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (DJA), initialement élaborée par un groupe de 210 spécialistes de l’histoire de l’Holocauste, des études juives et des études sur le Moyen-Orient, « afin […] de repérer l’antisémitisme et de le combattre, tout en protégeant la liberté d’expression ». La DJA confirme que « soutenir l’exigence de justice du peuple palestinien en conformité avec le droit international » n’est pas un exemple, « a priori, de l’antisémitisme ». En d’autres mots, humaniser les Palestiniens n’est pas un acte antisémite.

J’ai déjà évoqué dans ces pages la guerre faite aux enfants palestiniens depuis trop longtemps. Le fait qu’il ait fallu un tel niveau de souffrance, de mort et de carnage — et l’exposition de corps d’enfants palestiniens morts et mutilés — pour que les sociétés civiles occidentales commencent à agir, témoigne d’un niveau insensé de déshumanisation des Palestiniens. Cette déshumanisation — certains médias décrivent dernièrement les enfants comme des « personnes de moins de 18 ans » ! — est répandue depuis longtemps précisément pour étouffer les voix et les perspectives palestiniennes.

Lors d’un entretien récent portant sur la « guerre d’Israël contre Gaza », Gabor Maté, médecin canadien renommé, survivant de l’Holocauste et ex-sioniste, a demandé à Tarek Loubani, réfugié palestinien, médecin urgentiste et professeur agrégé à l’Université Western, comment il composait avec la « machine de communication qui invalide et nie l’expérience » des Palestiniens. Tarek Loubani a expliqué que les Palestiniens n’ont pas la permission de raconter : « Nous nous battons non seulement pour notre existence en tant que telle, mais aussi pour notre droit à raconter nos propres histoires. »

Dans une entrevue accordée à CTV, Tarek Loubani — récemment inculpé de méfait après un incident au cours duquel, selon la police, du ketchup aurait été aspergé sur le bureau du député de London North Centre dans la foulée d’une manifestation revendiquant un cessez-le-feu — soulignait à quel point la solidarité internationale est vitale pour les peuples opprimés en racontant une leçon tirée de son travail humanitaire : « Les victimes d’Ukraine, de Palestine ou d’ailleurs nous disent toujours : “Nous ne voulons pas que vous restiez silencieux”. »

Si « la première victime d’une guerre, c’est toujours la vérité » et que la liberté d’expression devient une « victime collatérale », ces silences imposés permettent, quant à eux, le décès évitable de centaines de Palestiniens chaque jour, en toute impunité. Notre humanité collective est écorchée par ces silences qui tuent.

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