Neutraliser les loups – entretien

Des gens de Littor.al ont profité de la sortie de « Mater la meute », par Lesley J. Wood, pour interroger le militant antisécuritaire et chercheur indépendant en sciences sociales Mathieu Rigouste, qui signe à la suite « Le marché global de la violence ».

Lors de ton séjour à Montréal l’an dernier, as-tu pu faire des observations concernant certaines techniques et pratiques policières spécifiques? Pourrais-tu rendre compte de certaines différences ou similarités avec la France?

À Montréal, je n’ai pas assisté à des interventions policières, mais j’ai discuté avec beaucoup de personnes, principalement des militant.e.s en fait, qui m’ont décrit ce à quoi elles et ils faisaient face. Et notamment de nouvelles pratiques policières qui s’apparentent précisément à la « neutralisation stratégique », doctrine récente décrite précisément par Wood et dont on voit le développement en Amérique du Nord comme en Europe, de manières similaires sans être identiques.

Vous semblez aussi affronter cette doctrine un peu plus ancienne de « prévention situationnelle » qui consiste à réprimer avant le passage à l’acte, c’est-à-dire à mettre en place des technologies de contrôle et de surveillance à prétention d’omniscience et d’omniprésence. Dans le centre de Montréal comme dans les quartiers bourgeois des villes françaises, il semble que les centres d’accumulation du pouvoir, des profits et des privilèges sont protégés par une forme de police « soft », beaucoup plus intégrée, une forme de pacification des comportements et des mentalités qui a moins besoin de montrer et d’employer la coercition. Mais qui est capable de déployer des appareils répressifs de type militaro-policiers quasi instantanément lorsque surgissent des mobilisations collectives. En France, avec Vigipirate mis en place au milieu des années 1990 et l’industrialisation plus ancienne du processus de restructuration sécuritaire, le quadrillage policier et militaire des centres-ville est beaucoup plus serré et se rend bien plus visible. Mais la structure est similaire. Dans les puissances impérialistes comme la France et le Canada, le capitalisme se conjugue au patriarcat et au racisme pour gouverner les classes dominées.

J’ai passé un après-midi à Montréal-Nord, je voulais voir la forme que prenait la ségrégation socio-raciste à Montréal. Et il semble bien que la situation soit très comparable au socioapartheid qui règne en France ou aux États-Unis. Les classes dominantes ont absolument besoin d’appliquer un système de contrôle et de répression implacable contre les classes qui bénéficient le moins du système de domination, c’est-à-dire contre celles qui ont le plus intérêt à s’en débarrasser. La souveraineté bourgeoise, blanche et patriarcale repose sur la capacité, grâce à la police, mais aussi à toutes les autres institutions, d’écraser les résistances, les luttes et les formes d’autonomisation collective qui émergent des quartiers et des classes les plus dominées.

Je crois qu’il existe une structure très comparable dans toutes les puissances impérialistes : une police soft et pacifiée traite l’ensemble de la ville bourgeoise, une police de férocité industrielle et militarisée encadre, harcèle et réprime en permanence les quartiers populaires et/ou les colonies intérieures, une police des mouvements sociaux et révolutionnaires puise en permanence dans les deux premiers répertoires et dans le répertoire militaire et colonial pour protéger la restructuration néolibérale.

En France, sans même compter les personnes tuées par la prison, la police assassine en moyenne 10 à 15 personnes par an, principalement des prolétaires, noirs ou arabes. Il semble que l’équivalent de cette férocité d’État au Québec et au Canada s’applique à la ségrégation, à l’encadrement et à l’écrasement des luttes et des révoltes des « Premières Nations ».

Un autre parallèle important à désigner c’est le fait que le contrôle est devenu un marché et la police une marchandise. Du coup, en Amérique du Nord comme en Europe, il est devenu particulièrement profitable, en plus de participer aux nouvelles guerres coloniales à l’extérieur, d’entretenir à l’intérieur de son territoire des espaces de ségrégation et de discrimination. Ils permettent d’enfermer les damné.e.s de la terre et d’expérimenter sur elles et eux, puis de médiatiser pour les publiciser, toutes les nouvelles technologies de contrôle, de surveillance et de répression promues par les industries militaro-sécuritaires.

Les quartiers populaires et les endocolonies constituent par là même des réserves de corps sans valeur pour alimenter l’industrie pénitentiaire et son capitalisme néo-esclavagiste. Lequel se développe à toute vitesse, comme une perspective de survie, dans toutes les grandes puissances impérialistes et leurs sous-traitants.

Es-tu prêt à aller aussi loin que Wood lorsqu’elle affirme que « la restructuration néolibérale des institutions économiques et politiques » a entraîné une accentuation, voire un changement, dans le niveau de violence et la répression de la contestation par rapport à « avant »?

La violence d’État n’est pas une quantité, il n’y en a pas plus ou moins, c’est un système qui change de formes. En l’occurrence, partout dans le monde, la restructuration néolibérale nécessite et promeut une restructuration sécuritaire, c’est-à-dire un renforcement et un enférocement des systèmes de contrôle, de surveillance et de répression. Pour autant, le discours qui consiste à s’indigner d’une « police de plus en plus violente » masque la réalité. Chaque système d’exploitation et de domination met en place des formes de police pacifiées pour les strates supérieures des classes populaires et applique des formes de police plus féroces aux strates les plus discriminées.

Depuis sa fondation en même temps que l’Etat-nation qu’elle protège, la police a toujours harcelé et opprimé les misérables et les marginaux et parmi eux en particulier les « fous et folles », les travailleur.euses du sexe et les personnes prostituées, les homosexuel.le.s et intersexes, les non-blanc.he.s, les étranger.e.s, les immigré.e.s et les colonisé.e.s. Il faut combattre l’illusion selon laquelle, c’était mieux avant. Il n’existe pas d’époque où la police aurait fait autre chose que d’employer la violence pour encadrer le peuple. Il faut combattre aussi l’idée selon laquelle c’était pire avant. La modulation des techniques de coercition par la police ne s’applique qu’aux strates supérieures des classes dominées et à la petite bourgeoisie. La police restructure ses formes de violence pour distribuer la férocité des classes dominantes. Et toute la police est violence, jusque dans ses regards et ses silences. Il n’y a pas de moyens d’améliorer la police, c’est sans remède, il faut rompre avec le monde qui la produit.

Peux-tu nous expliquer la thèse de la provocation de la contre-insurrection… pour un public nord-américain? Dans « La domination policière », tu parlais de « tactiques de tension », c’est toujours d’actualité selon toi? Est-ce que le phénomène de l’exagération des « menaces » pour l’obtention de budgets s’insère dans cette stratégie?

La stratégie de la tension est un protocole sûrement aussi vieux que l’État et l’impérialisme, peut-être autant que la lutte des classes. Il s’agit de fabriquer des désordres gérables pour mieux rétablir l’ordre social, politique et économique. Cette technique est saisie et mise au centre du système de pouvoir à mesure que se développe le capitalisme sécuritaire depuis le début du XXe siècle. Parce qu’en même temps que ce sont formés les complexes militaro-industriels, à travers les guerres mondiales et coloniales, il a fallu réduire les coûts du contrôle. Pour optimiser la production du contrôle à l’heure de la guerre permanente, les classes dominantes vont chercher dans tous les répertoires permettant de fabriquer de l’autocontrôle, de susciter le contrôle, la surveillance et la répression des « populations » par les « populations » elles-mêmes.

La stratégie de la tension au niveau politique et sa traduction en tactique de tension dans les appareils policiers s’industrialisent dans le capitalisme sécuritaire parce qu’elles sont conçues pour produire de l’autocontrôle et que les « désordres gérables » qu’elles suscitent, accompagnent ou fabriquent, vont pouvoir alimenter aussi le développement des marchés sécuritaires. L’exagération des menaces pour l’obtention de budgets peut s’insérer dans cette stratégie, mais je crois qu’il s’agit plutôt d’une technique de légitimation publique des choix opérés par les classes dominantes. Le complexe militaro-industriel qui gangrènerait l’État en lui mentant et en lui racontant n’importe quoi pour lui soutirer des budgets est un mythe républicain qui sert à cacher la part immergée de l’iceberg. Les complexes militaro-industriels ne sont pas des pieuvres ayant pris possession d’Etats qui sans cela et auparavant auraient été vertueux. Ce sont les formes qu’ont prises les fractions de la bourgeoisie industrielle investies sur les marchés de la guerre et du contrôle. Les complexes militaro-industriels ne manipulent pas l’État, ils font entièrement partie de l’État impérialiste.

Prenant compte de cette tactique, on a parfois l’impression, à lire certains ouvrages, que le pouvoir nourrit sa stratégie contre-insurrectionnelle alors qu’il n’y « plus d’insurrections »?

Il y a des insurrections partout dans le monde, dans les quartiers populaires et les prisons, dans les territoires colonisés et les périphéries. Mais le capitalisme sécuritaire ne s’en suffit pas, il ne se suffit pas non plus de la répression des luttes, des résistances et des révoltes populaires. En plus de les construire comme « menace contre la population », il passe son temps à en fabriquer de toutes sortes, directement ou indirectement : « terrorisme », « catastrophes », « crises » sont des scènes de spectacle qui permettent de mystifier le système néo-esclavagiste en même temps que des champs d’expansion et d’accumulation de profits gigantesques pour les capitalistes. Ce ne sont surtout pas des insurrections que recherchent les classes dominantes, mais des « désordres gérables » ou du moins des situations présentables médiatiquement comme des « désordres bien gérés » par l’État.

Sur un autre plan, que ressens-tu lorsque tu lis/entends/vois des histoires d’exactions policières?

Cela me confirme la nécessité de s’auto-organiser collectivement et horizontalement entre personnes qui subissent la police et son monde, de manière à pouvoir se défendre, se protéger, mais aussi arracher les racines du carnage capitaliste, raciste, patriarcal et autoritaire.

Certaines personnes prétendent qu’en connaissant davantage les organes répressifs du système nous saurons comment les « juguler et y résister ». Tu sembles plus lumineux eu égard à la mise à jour de l’ordre sécuritaire…

Pour ma part, je crois que l’émancipation des opprimé.e.s ne peut être l’œuvre que des opprimé.e.s elles et eux-mêmes, par l’auto-organisation révolutionnaire. À ce niveau, les seuls livres qui m’intéressent sont ceux qui se proposent comme des outils au service des résistant.e.s et des combattant.e.s. pour les aider à forger leurs propres armes, stratégies et tactiques. En tout cas je fais des outils dans cette perspective et il me semble que le livre de Lesley J. Wood va dans le même sens.

La répression policière et militaire au Québec a toujours été assez dure, est-ce selon toi dû à l’héritage d’un contexte colonial (double – France/Angleterre)? La situation des « Premières Nations » et des « Nègres blancs d’Amérique » semblent en témoigner…

L’Etat Québécois est comme tous les États nord-américains et ouest-européens, une structure de pouvoir impérialiste, fondée sur la colonisation et le massacre de masse des colonisé.e.s, puis continuée grâce à la surexploitation et la ségrégation des descendant.e.s de colonisé.e.s et la participation aux guerres coloniales du bloc occidental. Les répertoires de violence militaires et coloniaux influencent donc très fortement son système de contrôle, surveillance et répression. Pour autant, il n’existe aucun État qui ne se soit édifié sur un système de police et de répression alternant selon ses intérêts des tactiques plus ou moins « dures. » L’État est l’appareil de contrôle de la classe qui a gagné la dernière guerre, qui a conquis le territoire et pris le pouvoir sur le peuple. Ça ne se fait pas sans un tissu d’institutions basées sur la violence.

J’ai découvert le concept de « nègre blanc » lors de mon séjour à Montréal. J’ai été très surpris que des militants révolutionnaires se soient autorisés à assimiler les discriminations et violences que l’impérialisme canadien infligeait aux classes populaires blanches québécoises à la condition des esclaves noir.e.s, déporté.e.s, mis.e.s en esclavage, mutilé.e.s, violé.e.s, massacré.e.s et dont les descendants continuent d’êtres ségrégué.e., surexploité.e.s et opprimé.e.se jusqu’aujourd’hui. J’imagine que les premier.e.s concerné.e.s par l’indécence de cette notion l’ont critiqué radicalement depuis sa création. Elle m’apparaît significative d’une fracture coloniale et raciste aussi profonde qu’en France et qui continue à structurer tous les champs politiques. La non-reconnaissance des degrés de dominations et des spécificités liées à chaque type d’oppression n’aide ni les luttes ni leurs capacités à s’allier pour dépasser les séparations instituées.

Nous remarquons que peu d’études existent au Québec, Canada, USA sur l’aspect juridique de la répression policière. Pourtant, un des aspects tout aussi violent, aliénant, n’est-il pas de se coltiner à la justice inquisitrice durant plusieurs années? Chez nous, il arrive de suroît que plusieurs d’entre nous doivent se frotter à deux systèmes de justice (common law, code civil)… est-ce que ce genre d’études ont été faites en France?

En France comme ailleurs, la plupart des livres sur la justice et la police sont faits par et pour des gens qui ne subissent pas la violence de ces institutions, mais en bénéficient. Il y a donc peu de chance de trouver de nombreuses enquêtes critiques sur le sujet. Mais des militant.e.s, des premier.e.s concerné.e.se s’organisent tout de même pour en concevoir ensemble.

Avec la restructuration sécuritaire, l’institution judiciaire intervient de nouvelles manières dans les protocoles répressifs. Elle accompagne la multiplication et la diversification des techniques de garde à vue, de détention préventive, d’interdiction de territoires, de contrôles judiciaires, de procédures d’éloignement, d’expulsions ou d’enfermements, de travail d’intérêts généraux, d’enfermement à l’extérieur (bracelets électroniques)… Au service des classes dominantes comme la police, elle fait son possible pour paralyser la vie personnelle et collective de toutes celles et ceux qui gênent le règne du profit. Elle tue à petit feu lorsqu’elle prononce des longues peines et elle se charge d’enterrer l’immense majorité des procédures menées contre les forces de police par leurs victimes ou leurs proches. Mais ce n’est pas nouveau non plus.

L’institution judiciaire est l’un des rouages fondamentaux de la répression et du contrôle pour tout État et toute classe dominante. La « Justice » doit permettre de légitimer les lois créées par et pour les classes dominantes puis de sélectionner les corps dominé.e.s et les punitions qu’ils recevront tout en réussissant à protéger les corps dominants. Elle a aussi en charge d’alimenter le système carcéral en corps néo-esclaves. Et comme toutes les institutions, elle est un champ de bataille sur lequel il n’y a pas grand-chose d’autre à gagner que d’apprendre à nous auto-organiser collectivement en lui résistant, mais sur lequel, si nous refusons de lutter, nous perdons toujours plus. Face à la justice, à la police et à tous les systèmes de domination, l’enquête critique finit souvent par vérifier ce même principe : seule la lutte paie.

Publications :

«L'ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine», La Découverte, 2009.

«Les marchands de peur : la bande à Bauer et l'idéologie sécuritaire», Libertalia, 2011.

«Théorème de la hoggra : histoires et légendes de la guerre sociale», Collection Béton arméE, éditions BBoyKonsian, 2011.

«La domination policière : une violence industrielle», La Fabrique éditions, 2012.

«Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations», Lesley J. Wood, Suivi de « Le marché global de la violence », par Mathieu Rigouste, Lux Editeur, 320 pages, 2015

NB 1: Les opinions de Rigouste ne réflètent pas nécessairement celles de Littor.al

NB 2: Si vous êtes en France: 23-24-25 octobre 2015, week-end contre l’armement de la police
http://desarmonslapolice.noblogs.org/

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